GUSTAVE VANZYPE Nos Peintres sa» DEUXIEME SERIE \ k - . ; •" >JÔ . H» -" *«3» 'gWt:-; Emile Fabry. — Georges Bernier. Léon Frédéric. — Victor Gilsoul. Jean Gouweloos. — René Janssens. Pau! Mathieu. Jakob Smits. ave^ 3 pfiototypies. BRUXELLES Paul LACOMBLEZ, E ru :r 31, PUE DES PAROISSIENS, Nos Peintres DU MÊME AUTEUR : Histoires Bourgeoises, un volume de contes. Romanesque, nouvelle. Claire Fantin, roman. L’Instinct, un volume de contes. Nos Peintres. Première série : Baertsoen, Courtens, Laer- mans, Levêque, Lynen, Ronner, Stobbaerts, Vanaise. L’Enfant, pièce en trois actes. La Gêne, pièce en trois actes. Le Gouffre, pièce en trois actes. L’Échelle, pièce en trois actes. Tes Père et Mère..., pièce en trois actes. Le Patrimoine, pièce en quatre actes. La Souveraine, pièce en trois actes. L’Aumône, pièce en quatre actes POUR PARAITRE PROCHAINEMENT : La Révélation, roman. GUSTAVE VANZYPÉ Nos Peintres DEUXIÈME SÉRIE Emile Fabry. — Georges Bernier. Léon Frédéric. — Victor Giîsoul. Jean Gouweloos. — René Janssens. Paul Mathieu. — Jakob Smits. avec 8 phototypies. BRUXELLES Paul LACOMBLEZ, Éditeur 31, RUE DES PAROISSIENS, 31 1904 Tous droits réservés Digitized by the Internet Archive in 2015 https://archive.org/details/nospeintres02vanz En publiant la première série de ces études , nous avons dit qu'elles ont un seul but : caractériser la personnalité de quelques artistes et l'expression de leur art. Faut-il répéter ici que nous n’avons nulle intention de proposer une classification par ordre de mérite , que nous obéissons simplement au hasard des impressions reçues ? Nous continuerons ainsi. Et nous savons parfaitement que, parmi ceux dont nous aurons à parler, il en est d'aussi puissants et d'aussi beaux que ceux dont nous avons parlé déjà. Mais, précisément, pour éviter le ridicule de paraître fixer une hiérarchie, il fallait ne suivre aucune règle. Ceci est dit non pour prêter à ces études une importance quelles n’ont pas, mais unique- ment pour préciser les intentions de leur auteur. — 6 — Aubry hel. Emile Fabry. — Orphée. (A M. Henry Baes) EMILE FABRY Ce nom n’est pas encore célèbre. Et il n’y a là rien de très surprenant, malgré l’admirable talent de celui qui le porte, ce talent n’étant évident et compréhensible que depuis quelques années, depuis que l’artiste a réussi à dissiper le rêve tourmenteur dans lequel son art s’hallu- cinait. De ce rêve mauvais, il se souvient maintenant avec un étonnement souriant : — C’est de l'époque de mon cauchemar. Il en parle sans irritation, sans la moindre rancune. Mais il montre les œuvres douloureuses de cette période, les œuvres si différentes des beautés nobles qu’il crée aujourd’hui, il les montre avec une sorte d’attendrissement, de reconnaissance quand même aux années mauvaises : elles furent, malgré tout, de la vie; et la vie mérite tou- jours qu'on s’attendrisse. Il doit être, d’ailleurs, incapable d’un ressentiment. On devine cela à la façon dont il — 9 — NOS PEINTRES regarde et dont il parle, posément, doucement, sur le ton de la constatation; il considère toutes choses avec une sorte de respect des phénomènes qu'elles constituent et, lorsqu’on l'entraîne en un débat, vers des appréciations, il parle avec des précautions craintives, la peur d’être injuste, d’être sévère, ou peut-être simplement de troubler une harmonie. Les controverses agitent les hommes, font vibrer trop violemment l’atmosphère autour d'eux, dimi- nuent la sérénité du rythme des attitudes et des silences. Et de ce trouble l'artiste doit souffrir certainement. Il est toujours calme, il est souvent silencieux. Il ne parle que contraint, et alors il semble laisser tomber les mots à regret. Avec la barbe à reflets roux qui lui mange le visage, les cheveux crépus et légers qui couronnent la tête d’une neige poudreuse, il a quelque peu la physio- nomie d’un ermite. Dans son vaste atelier clair, à Woluwe, près de l’avenue de Tervueren, dans cette banlieue luxueuse où le calme a quelque chose de solennel, il vit très seul, c'est-à-dire en l'unique commerce des êtres chers au milieu desquels on se sent encore isolé. Et les murs blancs de l'atelier, ornés de deux eu trois toiles sur les- quelles sont commencées des œuvres, le vide de la vaste salle où se dresse seulement un moulage de la Victoire de 10 EMILE FABRY Samothrace, — surgissement de beauté mystérieuse — toute l’atmosphère, complètent cette impression d’isole- ment voulu et de recherche du silence, de repliement sur soi-même. Seuls vivent là les yeux de l’artiste, des yeux clairs, et tendres, de bons yeux dans lesquels doi- vent s'animer toujours des images radieuses, car leur expression est toujours heureuse et grave. Ce sont ces images, sans doute, qu’il a peur de chasser en parlant, en se mêlant aux discussions passionnées; il craint qu’elles ne s’évanouissent, effarouchées par le bruit. A quoi bon discuter d’ailleurs sur la beauté, sur ce quelle doit être, quand on la voit ? En effet, il la voit aujourd'hui, splendide, souveraine. Et pourtant, il n’y a pas plus de dix ans, il la cherchait en vain, se trompait cruellement en croyant la fixer. C’était l’époque où il exposait, aux premiers Salons du Cercle Pour l’Art , d’étranges effigies, des compositions déroutantes : pro- fils concaves, figures au nez cassé, aux yeux verts, fantômes angoissés, êtres vaguement humains et nés pour ne pas vivre. Cela dura quelques années, plus longtemps même ii NOS PEINTRES que l’artiste ne paraît le croire, car en me montrant cer- taines œuvres, notamment un grand projet de tapisserie intitulé Y Aurore, et exposé en 1894, il me dit : — Je me dégageais de mon cauchemar déjà. Or, les figures dejeunes filles de cette composition, de jeunes filles attendant la vie, si elles ne montrent plus des visages déformés, ont des chairs pauvres, grêles, tristes, et des yeux inquiets. Pendant longtemps, cette expression de malaise inexpliqué, d’angoisse, demeurera dans les œuvres de Fabry. Elle 11e se dissipera qu’à la longue et par degrés pour aboutir, il y a trois ou quatre ans seulement, à de la beauté sereine. Je voudrais démêler les causes de cette longue crise. Elles 11e sont pas, comme c’est le cas pour d’autres, dans les tristesses matérielles de la lutte pour la vie, puisque précisément à cette époque, Fabry vivait dans l’aisance, grâce à des travaux — la composition d’ornements pour tentures — qu’il a abandonnés depuis pour se consacrer exclusivement à son art superbe. Je le questionne ; après avoir quelque peu réfléchi, il me répond, encore hésitant : — C'est peut-être Wagner. Nous l’avons tous subi. Il apportait une expression nouvelle. J'ai cherché les 12 EMILE FABRY moyens par lesquels il y arrivait. C’est le cas d’écrivains aussi. Et Fabry me cite des poètes chez lesquels la même influence se manifesta. La confession est tout à fait intéressante parce que, certainement, le cas de Fabry est celui de beaucoup d’autres artistes, victimes d’un malentendu. Ils ont été, et c’est très naturel, enthousiasmés jusqu’à l’exaltation par les chefs-d’œuvre de Wagner. Ils ont seulement oublié que Wagner n’était pas un peintre, mais un musicien, qu’il avait, pour susciter l’émotion, d'autres moyens que ceux dont ils disposent. C’est là qu’est l’éternelle erreur, dans la confusion des arts et de leurs respectifs moyens d’ex- pression. Si le rôle de tous est à peu près semblable, si tous doivent concourir à ennoblir la pensée en la stimu- lant, à chacun d’eux est assignée une tâche dans ce rôle, et en méconnaissant le caractère de cette tâche, l’artiste cher- che en vain et se stérilise. Fabry subissait cette confusion dont nous avons déjà vu d’autres peintres souffrir aussi parce qu’ils étaient hantés par la littérature. Ils cherchent l’impossible et perdent de vue le but. Le secret des hésitations de Fabry il y a dix ans est là; là est l’explication de ses premières œuvres étranges, 13 - NOS PEINTRES malades, dépourvues de beauté extérieure, donnant une expression certes, mais une expression incompréhensi- ble et déplaisante, parce qu'elles n’étaient plus de l’art plastique, parce qu’elles voulaient donner un corps à des choses pensées, au lieu de s’attacher à donner de la pensée à des choses contemplées. L’artiste partait d’une expression préconçue; et cette méthode lui faisait si bien perdre de vue la tâche à accomplir qu’il ne donnait à cette tâche que peu de temps. Comme je regarde une de ses œuvres anciennes et que, après avoir constaté avec éton- nement son exécution sommaire, je me retourne vers l’admirable panneau auquel il travaille en ce moment et où la forme est si merveilleusement ample et serrée, il m’explique : — Ah ! à cette époque, il m’arrivait de commencer une toile à trois heures de l’après-midi; j’y travaillais sans relâche, et elle était achevée le lendemain. Fabry, qui est depuis quelques années professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, devrait raconter cela à ses élèves. Quelle merveilleuse, quelle claire, quelle péremptoire leçon! Le professeur la compléterait en mon- trant à ses disciples quelques-unes de ses œuvres; il ferait voisiner, avec son sous-bois, — une hallucinante vision de 14 — EMILE FABRY chemin sans fin, de chemin dont on ne sort pas, — avec le groupe de femmes aux yeux hagards, épouvantés, dans des visages informes, telle de ses admirables compositions d’à présent : Lachésis, ou la Nature et le Rêve , au rythme serein et pur animant des formes harmonieuses et saines. Il montrerait ce qu’était le fruit de son travail lorsqu’il pensait doulou- reusement aux hommes, sans les regarder, et ce qu’il est aujourd’hui, aujourd'hui qu’il les regarde et qu’il fait penser en montrant leurs images purifiées, grandies. Ensemble ils constateraient que ces dernières stimulent la pensée avec plus de force, lui donnent plus d’élévation que celles de naguère qui lui étaient pourtant exclusivement dédiées; et la conclusion s’imposerait, lumineuse, comme elle venait à Fabry, dans notre conversation sans controverse: — L’art décoratif ne doit pas se préoccuper unique- ment de plastique: il doit créer une atmosphère. — Mais cette atmosphère doit émaner de la beauté plastique. — Evidemment... # * # Comment s’est opérée en l'artiste révolution qui l’a conduit au bel équilibre de son art d’à présent? Comment en i5 NOS PËINTRËS est -il venu à cette sérénité apaisante et si noble qui fait s’élever de ses œuvres des hymnes de force et d’orgueil? Cette évolution vers l’expression paisible s’est complète- ment dessinée, — il est curieux de le constater, — à une heure où l’artiste n’était pourtant pas très heureux, à une heure âpre, alors qu’il avait sacrifié à son art ses travaux lucratifs. Tel panneau superbe fut exécuté dans l’atelier de trois mètres sur quatre de la petite maison que l’artiste habitait alors au hameau du Heysel ; pour le peindre, Fabry dut triompher de difficultés matérielles presque insurmon- tables. Et c’est au milieu de ces entraves souvent doulou- reuses que lentement naissait, s’épanouissait un radieux émerveillement devant la Vie. Le phénomène est d’ailleurs assez général: ce ne sont pas les malheureux qui sont pessimistes; cette inquiétude morbide dont souffre tant la mentalité de notre époque, est souvent le mal de ceux qui n’ont rien à conquérir, à qui ne s’imposent point d’efforts; la vie est femme : on ne l’aime profondément que lorsqu’elle ne s’est pas trop facilement offerte. D’un autre côté, Fabry avait toujours poursuivi le même but: il voulait faire du grand art décoratif, de cet art grandiose qui dresse des images dans les édifices faits pour la foule et construits par les collectivités. Cet art-là n’est — 16 — ËMILE FABRŸ pas destiné aux dilettanti. Il orne des salles où les hommes viennent nombreux. Il faut qu’il puisse être compris de tous, que tous, du moins, en subissent la beauté; il contri- bue à enseigner celle-ci, à inspirer aux hommes qui se réunissent devant elles la noblesse de leurs actions, à former sur ces actions et sur ces hommes disparus le jugement de l’avenir dans lequel il subsiste. Il doit inspirer l’énergie et l’espoir, l’éternel espoir sans lequel l’humanité arrêterait son effort. C’est ce que, instinctivement, l’homme lui demande. Et quand l'œuvre ne donne pas cela, quand elle tente de susciter la tristesse et le découragement, il se détourne d’elle . L’art, alors, n’a pas atteint son but qui est d’émouvoir, de créer une atmosphère de noblesse et d’exaltation salutaire, propice aux vouloirs élevés, aux aspirations héroïques. Sans doute, de tentative en tentative, d’œuvre en œuvre, Fabry éprouva cela; il comprit que si la tristesse est noble, le découragement ne l’est pas; il comprit aussi que c’est le rythme des lignes, l’harmonie des couleurs qui font rayonner cette atmosphère cherchée par l’œuvre d’art décoratif; et que ce rythme et cette harmonie ne sont fournis que par des images offrant d’extérieures, de visibles beautés, des formes complètes, qui peuvent, qui doivent être graves, mais qui doivent être aussi pacifiées. — i7 NOS PEINTRES Il a compris tout cela. Il ne cherche plus des expres- sions dévisagés, mais des formes, des lignes, et des cou- leurs; des couleurs évidemment toujours particulières, puisqu’il s’agit de projets de fresques ou de tapisseries, mais qui ont, dans les Saisons, par exemple, ou dans les panneaux exécutés pour M. Wolfers, d’ éclatantes richesses d’harmonie, — des richesses discrètes, des éclats atténués, — en une vision étonnamment personnelle, faisant de ce wallon de Verviersun coloriste à sa façon. Au mur est la toile commencée et que l’on verra au Salon de Pour l’Art : Orphée domptant les bêtes féroces , La figure d’Orphée, vigoureuse, nerveuse, altière et douce, est dessinée avec une science impeccable, un sentiment de la forme d’une pureté surhumaine, mais qui demande tout à l’homme. Sur chevalet, un dessin à la sanguine: trois nus vibrants, tendres, voluptueux, — un homme, une femme, un enfant, à la lisière d’un bois. Un chef-d’œuvre. Fabry me montre d’autres choses: un immense projet dessiné : Adam, Eve, Caïn, Abel, le Chantre de la Vie, l’Arbre, des bêtes, des fruits, en une composition sur laquelle il marche, pour me montrer la ligne, la ligne maîtresse. Puis d’autres projets encore — car il en a beaucoup et, malgré l’indifférence de ceux qui - 18 — EMILE FABRY pourraient lui permettre de les réaliser, il travaille, il tra- vaille, heureux quand même de créer des rythmes et des harmonies. Chaque fois qu’il m’explique les intentions de ses sujets, je puis conclure : la Vie. Et lorsque, dans une salle du rez-de-chaussée, il me montre encore des panneaux, m’explique, il finit par dire: — Vous avez raison. C’est toujours le même sujet : la Vie. — Peut-être n’en existe-t-il pas d’autre. Il y a dix ans, c’était la Vie que Fabry prétendait évoquer. Quoi qu’il fasse, c'est toujours à elle que l’homme consacre ses œuvres. Faut-il qu’il en médise, qu’il la rende lourde d’effroi? La beauté radieuse des dernières composi- tions de Fabry répond : non. Et comme pour nous éclairer définitivement, le fils de l’artiste vient d’entrer dans la salle. Grimpé sur un fauteuil, il regarde. Il a cinq ans et demi. Il semble que la nouvelle vision de Fabry ait grandi avec cet enfant. Les hommes d’aujourd’hui doivent travail- ler ardemment à faire la vie meilleure pour les hommes de demain, à donner à ceux-ci l’énergie qui leur permettra de continuer la tâche, de faire à leur tour l’avenir plus clair. Il ne faut pas que nos œuvres les découragent, leur ôtent la confiance. Il faut leur montrer que Lachésis peut mettre 19 — NOS PEINTRES des roses dans la guirlande qu'elle tisse. C'est peut-être en pensant à son fils, aux demains dont il sera, que Fabry, s’éloignant définitivement du cauchemar et de l’angoisse, a tressé de fleurs le fil de la vie dont la Parque enlace des hommes à la beauté pure, ne souffrant de nul effroi, au regard exprimant la volonté paisible et grave. Et c’est ainsi qu’il est devenu un grand artiste bien- faisant. Novembre IQ03. Emile Fabry est né à Verviers, en 1865. Œuvres principales: Souvenir, (à M. Emile Verhaeren); Vierge anxieuse, (idem.); Poète évocateur, dessin, (à M. Henri Vande Putte); les Heures, panneau décoratif, (à M. Edmond Briots); Panneau de cheminée, (à M. Hector Thys); la Nature et le Rêve , (à M. Léon Sneyers) ; Hymne de reconnaissance devant le charme de la nature , pan- neau décoratif, (à M. Valère Carpentier, Renaix); Orphée , panneau de cheminée, (à M. Henri Baes) ; série de panneaux décoratifs, pour la villa de M Ph. Wolfers, à La Hulpe. 20 Georges Bernier. — Taureau attaquant un Cheval . (A M. Carels). GEORGES BERNIER Depuis quelques années, il signe Geo Bernier. Pour- quoi Geo et plus Georges? Je n’en sais rien. Et je le soupçonne de ne pas le savoir davantage. La fantaisie d'un jour lui a fait modifier son nom. La fantaisie, exubérante, pétulante, capricieuse et enthousiaste, est maîtresse de sa vie qui s’écoule, pittoresque et illogique, à travers de per- pétuelles alternatives d’éclats de rire et d’indignations. Bernier est l’homme qui sort de chez lui pour dix minutes et fait, avant de rentrer, une excursion dans les Ardennes. Et dans une conversation d’un quart d’heure, il parvient à passer quatre ou cinq fois de la facétie qui fait éclater une joie de collégien en ses yeux ériierillonnés, à l’enthousiasme inspiré par la vue d'une belle ébauche ou l’évocation d’un beau spectacle, ou à quelque récit indigné qui fait monter le sang aux pommettes. Et les interjections se succèdent : — C'est admirable! — 23 — NOS PEINTRES — Elle est bien bonne ! — Est-ce que ça n’est pas scandaleux ? C'est, dans la vie, l’homme le moins méthodique, le plus fugace, le moins pondéré qui se puisse trouver. Pas d’esprit de suite, pas de projets réalisés après mûre réflexion, pas de résistance aux suggestions du caprice, aux mouvements spontanés. Une volonté d’enfant. Il suffit, pour s’en rendre compte, de regarder l’artiste dans son atelier, un atelier superbe, vaste, encombré de tapis, garni de vieux meubles, qui occupe, avec celui de sa femme, — car Bernier a épousé une femme peintre de talent, — plus de la moitié de la spacieuse maison récem- ment bâtie rue de la Réforme; il suffit de suivre sa silhouette maigre, allant de droite et de gauche, ses yeux vifs dont le regard saute, dans un visage d’expression mobile, mais le plus souvent rieur avec l’accent que lui imprime un vieux chapeau de feutre posé de travers sur la tête. Il va, il vient, cherche dans un amoncellement de vieilles études, frotte de l’essence dans leur poussière, s’ex- clame devant un ton ainsi mis en valeur, conte un souvenir se rattachant à ce qu’il vient de montrer, tandis que déjà il cherche autre chose, tombe dans une digression, fait un calembour, trébuche sur une gaillardise, découvre une - 24 - GEORGES BERNIER autre étude, et oublie de vous montrer celle qu’il cher- chait. # # # Mais, phénomène déroutant, ces études qu’il fait défiler semblent montrer un tout autre homme. Une volonté s’y révèle, une volonté conduite avec calme, une volonté équilibrée, que nul caprice n'égare, qui, dès le début, dans des bouts de toile datés de 1883, se manifeste dans une direction bien déterminée et, depuis vingt ans, sans un écart, sans une fantaisie, poursuit le même but. Quant, à vingt ans, Dernier, chez un professeur d’abord, puis à l’Académie de Bruxelles, faisait de la figure, aux heures de liberté il allait s’installer dans les écuries des Tramways bruxellois; et là il peignait des chevaux, sur les nus faits à l'Académie. Il est ainsi des études qui dressent un cheval sur un fond à travers lequel, dans un coin, on distingue encore la tache rose d’un torse. Dès le début, il a choisi sa voie, il s’est orienté. Et l’homme que, dans la vie, tout distrait, sera un artiste qui, dans son art, ne cédera jamais ni à un caprice ni à une mode. C’est un cas assez fréquent. Beaucoup d’artistes ont 25 — NOS PEINTRES cette personnalité double, marquent leur art de qualités qui leur font totalement défaut dans la vie, comme si leur nature avait besoin de compensations pour l'effort accompli. Chez Bernier l'exemple, est frappant. Car ce rieur, ce léger, cet insouciant, cet illogique, a dépensé une volonté tenace et méthodique au service de son art ; il s'est astreint, pendant deux ans, à suivre les cours de l’Ecole vétérinaire; il a accumulé des études pendant plusieurs années avant d’exposer, sachant que la peinture qu’il fait exige une science spéciale; et c’est seulement après avoir acquis cette science qu’il s’est donné la joie de peindre enfin le paysage dans lequel vivent ses modèles. Nulle séduction ne l’a égaré. Il demeure docile h son instinct. Ses premiè- res études sont peintes en belle pâte, en belle matière onctueuse. Et jamais les modes dont il vit les triomphes passagers ne l’entraînent. Il lui a fallu, pour cela, une certaine énergie ; car le succès, pour lui, fut assez lent à venir. Cela tient à diverses causes qui, d’ailleurs, s'enchaînent, je crois. Bernier a commencé à peindre et à exposer à l’époque où, l'influence des impressionnistes et des pointillistes français s’étant exercée, nos jeunes peintres, entraînés par le louable désir de faire du neuf, adoptaient les procédés nouveaux, et se — 26 — GEORGES BERNIER mettaient, sous prétexte de faire vibrer la lumière, à pein- dre presque blanc. Bernier ne suivit pas ce mouvement et, hanté par l’art épique de Verwée, voulut non pas peindre comme lui, mais se contenter des procédés qui avaient suffi à pareil artiste et à tant de ses pairs tout en leur permettant de se différencier les uns des autres. Mais, dans le vacarme des manifestations d’art de cette époque, ses débuts parurent trop sages, et il passa inaperçu. Plus tard vint la réaction contre les exagérations de la peinture nouvelle, contre la tendance qui aboutissait à de nouveaux parti- pris. Cette réaction se manifesta préci- sément au sein du cercle dont Bernier faisait partie. Et elle aussi, pendant quelques années, pour réagir, exagéra ; on peignit noir, on chercha les oppositions violentes et les formidables empâtements. Au milieu des tableaux pro- duit par ce mouvement, ceux de Bernier qui, posément, avait poursuivi sa route, sans parti-pris tendancieux, et qui faisait de la couleur doucement lumineuse, parurent de nouveau trop sages, un peu vieillots. Peut-être l’artiste éprouva-t-il, de la relative indiffé- rence à laquelle il se heurtait, quelque amertume. Pen- dant cinq ou six années, il fut atteint d’une certaine indolence : on ne vit guère de lui, dans les expositions, - 27 - NOS PEINTRES que des études, des études étonnantes par la subtilité de la couleur, par la lumière en ces couleurs broyées ; mais il ne donnait pas l’œuvre qu’on attendait. Dans ses tableaux, il paraissait hésitant et sans volonté, montrant des choses assurément intéressantes, mais insuffisamment établies et sans décisive parenté. Sur les fonds de paysage dont ses études nous donnaient de si savoureuses évoca- tions, en ses tableaux il dressait des animaux, des chevaux, des vaches. Mais il se produisait généralement ce phéno- mène : dans le tableau, le paysage n’avait plus ni la saveur ni la grandeur qu’il avait dans l’étude. Le peintre l’avait négligé, semblait-il, pour donner toute son atten- tion et tout son labeur aux animaux qu’il y faisait surgir. Ceux-ci étaient dessinés et peints avec une science appro- fondie; la lourde puissance de leurs formes, la volupté placide de leur chair étaient fixées autrement que par des impressions sommaires et par des taches heureuses ; l’ar- tiste avait étudié ces beautés un peu sauvages, ces beautés brutales; il savait de quoi elles sont faites et combien solidement et précisément elles s’établissent; il tâchait de les peindre avec la même solidité. Mais à scrupuleusement étudier cela, il négligeait un peu le reste; il oubliait le paysage, ne lui donnait ni la même consistance ni la — 28 — GEORGES BERNIER même précision, et ne savait point, par conséquent, attein- dre F unité. En ses premières toiles, les animaux et la nature dans laquelle ils vivent, n’étaient point encore ce tout formidable en lequel les vies éparses, animées ou immobiles et muettes, ne sont chacune qu'un souffle d’une même haleine dominatrice. Ce fut il y a cinq ou six ans seulement que le peintre parvint à atteindre cette vision d’ensemble, cette vision synthétique qui lui manquait, ou plutôt qu’il n'avait pas su fixer encore parce qu'il ambitionnait de la rendre en peintre complet, ne se contentant pas d’impressions sommaires, mais de réalisations intégrales que seule la lente conquête du métier rend possibles. C’est dans des toiles peintes en ce merveilleux pays de la Veurne Ambacht, dans ces plaines tendres qui s’éten- dent sur la majeure partie de la West-Flandre, que l’artiste atteignit pour la première fois cette expression totale. Pour ceux qui aiment les grandes plaines, les hori- zons sans fin, pour ceux qui aiment en la terre sa fécondité, en la nature ses aspects calmes, protecteurs^ et l’aide bien- 29 — NOS PEINTRES des conceptions passagères, et en retrouver ainsi les aspects éternels. De même, au-dessus des innombrables tableaux que nous considérons avec curiosité et en lesquels nous cherchons à saisir la sensibilité particulière d’un temps, quelques grandes œuvres nous passionnent sans que nous devions chercher, nous communiquent des frissons identiques, quel que soit le siècle dans lequel elles furent conçues. Comme l'Amour dans Shakspeare est l’Amour, simplement, et non la forme de l’amour à l’époque du grand Will, un nu de Rubens ne nous montre pas une femme au dix-septième siècle, mais la Femme et ce qu’elle sera toujours aux yeux de la vie; et un paysage de Breu- ghel ou de Ruysdael ou de Courbet, ne constitue pas la vision de la nature en des aspects choisis et particulière- ment aimés par une génération, mais évoque la Nature qui ne se modifie pas, que nos caprices, nos tergiversations phi- losophiques et nos humeurs nerveuses ne peuvent affecter. Courtens a cette conception classique, éternelle, du paysage. Il n’est, il ne veut être qu’un instinct. En cela est sa force. Cet instinct qui le guide et avec lequel il regarde, cet instinct se retrouve intact au fond de toutes les sensibili- tés et à toutes les époques. Et, sauf chez quelques individus complètement déformés par les influences temporaires, il — 30 — FRANZ COURTENS s’éveillera toujours à la vue d'un aspect simple de la nature. Pour cet instinct, sans qu'il se l'explique, sans qu’il puisse démêler les rapports qui lui imposent cette impression, la nature apparaît tout entière dans un arbre ou dans la ver- dure d’un pré, ou même dans la frêle vie d’une primevère. Ce qui fait sa grandeur et sa puissance troublante, c’est cette faculté de se manifester totalement dans la plus modeste de ses œuvres, c’est l’identité de ses efforts en toutes les choses qu’elle anime, que ces choses soient for- midables ou fragiles, majestueuses ou humbles, tumultueu- ses ou sereines. C’est qu’en toutes ces choses réside le même mystère de vie merveilleuse et triomphante, dans les mêmes splendeurs consistantes ; c’est qu’en toutes fermente la même fécondité issue de la terre et qu'aide la lumière, que toutes ont ainsi la même origine et la même volupté, que la terre qui les enfanta et le ciel qui les éclaire les unit par le lien d’un même frisson. Il suffit de percevoir ce fris- son dans la substance dont elles sont faites pour sentir en même temps palpiter le monde. Or, c’est l’impression qu’atteignent et qu’imposent presque toujours les toiles de Courtens. Rarement elles tentent d’embrasser de grands horizons, de grands ensem- bles de vie. Une drève aux lourdes frondaisons, ou seule- — 3i — NOS PEINTRES Veurne-Ambacht et dans toute la Flandre maritime, que peignit Bernier. De Knocke à La Panne, il a battu tout le littoral flamand, et son enthousiasme s’est dépensé là en d’innombrables études, — marines et paysages peuplés d’animaux, — délicieuses de justesse chatoyante. Nulle contrée ne donne plus complètement l’impression de la totale communion des êtres et des choses, parce que nulle part la lumière n’est plus mouvante, plus vivante, n’anime aussi visiblement tout des mêmes vibrations, des mêmes caresses. Ce sont ces caresses fortes que les toiles de Bernier expriment le mieux. C’est un peintre sensuel que ce pays sensuel devait inspirer. On l’a souvent com- paré à Verwée, le maître à qui il vouait un tel culte que, invité par lui, il n’osa jamais aller le voir. Mais il ne res- semble à Verwée que par le choix des sujets. Les bêtes que Verwée campe dans la campagne sont des héros for- midables qui dominent le paysage ; celles que peint Bernier appartiennent à la nature, vivent d’elles, subissent sa volupté; elles lui sont unies par l’atmosphère blonde, tendre, mouillée de sève. A ce point de vue la toile qui, le plus complètement, exprima la personnalité de Bernier, traduisit sa vision — vision plus attentive à la couleur qu’au style — est, je crois, Y Heure paisible , qu’il exposa au — 32 GEORGES BERNIER dernier Salon de Bruxelles et qui présentait une admirable unité ; la vache blanche couchée dans le pâturage, formait, avec la terre, avec le ciel, un tout, doucement, béatement vivant ; et il y avait, eût-on dit, dans la matière grasse, dans la couleur grise et blonde des nuages et de l’herbe, comme dans la chair de la bête, l’onctueuse et nourrissante saveur du lait, avec toutes les promesses que la nature donne à l’homme. Depuis la première grande toile qu’il exposa, au Salon de Gand, en 1888 : la Naissance d’un Veau , jusqu’à celle-ci, c’est cette impression que, presque toujours, l’artiste donne ; la note mélancolique de la Rue de l’Equar- risseur, la note épique du Taureau attaquant un cheval sont, en somme, exceptionnelles dans son œuvre; son art est surtout caressant, confiant en la nature, avide de ce qu’elle donne, épicurien presque. Et c’est par là que s’établit l’accord entre l’œuvre et l’homme, l’homme qui regarde toutes choses avec un sourire prêt à s’épanouir, malgré les tristesses passagères, malgré les indignations. Février IQ04. — 33 — NOS PEINTRES Georges Dernier est né à Bruxelles en 1862. Œuvres principales : Pâturage en Flandre, (Musée de Bruges); la Rue de l’ Êquarviseur , (Musée de Schaerbeek) ; Quiétude, (collection du Roi des Belges); Taureau attaquant un Cheval, (à M. G. Carels, Gand); Heure paisible, (à M. Rommelaere, Bruxelles); Juin en Flan- dre, (à M. Chambon); Sérénité, (idem); Matmèe de soleil, (à M. Bloch); la Récolte des betteraves au Fosteaic ; les Quatre Championnes , (à M. Ha- zard) ; Quadrige brabançon , (à M. Dumont de Chassart) ; Matinée d'Août , (à M. Jules Houben); la Moisson, (à M. Jafté, Nice) ; Etalon brabançon , (à M. le Comte de Mérode-Westerloo); Verger en Flandre, (à M. Evrard); Etable à Hauthe7n, (à M. Madoux) ; Charge de guides, (à M. Ouanonne) ; Cheval de Halage) (à M. Henri Luppens); Vaches dans les Dunes, (à M. Fromont) ; portraits équestres, portraits de chevaux. 34 — J j} Léon Frédéric. — Les Écureuses. (A M. Carels). LÉON FRÉDÉRIC — Oh! ma famille vient de partout... C'est la réponse de Frédéric à une question que je lui pose sur ses origines. S'il est né à Bruxelles, de parents bruxellois, il participe d'atavismes variés, au point qu'il semble lui-même renoncer à démêler l’influence prédo- minante : — Il y a de tout, dans ma famille... Il y a de tout aussi dans son art. Et peut-être n’avons-nous pas dans notre école de plus curieux exemple de l’antagonisme des tendances et des aspirations, de l’in- quiète incertitude que leur antinomie peut entretenir dans une sensibilité d artiste, et aussi des résultats de ces heurts et de ces contradictions maîtrisés par une volonté tenace, par un labeur patient et scrupuleux. Des impulsions opposées animent évidemment Fré- déric. Constamment il doit choisir entre elles; il doit ana- — 37 — NOS PEINTRES lyser, comparer, peser, raisonner. Et le raisonnement et l'analyse trompent quelquefois. C'est la raison de la surpre- nante inégalité constatée souvent dans l'œuvre de Frédéric, fréquemment admirable et quelquefois tout à fait déplai- sante et froide. Certains artistes, animés d'un instinct simple, exclu- sif et qui ne raisonne pas, ignorant tout ce qui s'éloigne de lui, peignent avec une spontanéité joyeuse; jamais ils ne sont perplexes ; jamais ne leur vient l’idée de faire autre chose que ce qu’ils font, ce que leurs yeux et leur sensibi- lité leur montrent sans confusion possible. L’instinct chez eux est net, impérieux, dominateur, n’admet pas, ne voit pas ce qui lui est étranger. Rien ne le contredit, rien ne le contrarie. Il est un et il est seul. Ces artistes-là peignent avec fougue, avec joie, avec volupté, des œuvres qui semblent procéder l’ une de l’autre, des œuvres de valeur générale- ment égale; l'une peut, à un degré supérieur à l’éloquence de l’autre, exprimer la personnalité de celui qui les a con- çues ; mais il n’y a point entre elles écart considérable. Chez d’autres, des influences diverses font parler des instincts opposés ; entre eux alors, l’artiste doit choisir. Son intelligence et aussi les caprices de l'heure interviennent. Il s’ensuit que si, parfois, l’équilibre, l’heureux dosage des — 38 LÉON FRÉDÉRIC qualités s’établit, parfois aussi les instincts contradictoires se contrarient et mutuellement se nuisent. Et la même per- sonnalité donne tantôt des chefs-d'œuvre, tantôt des pro- ductions incomplètes, manquant d’unité, de spontanéité, de fraîcheur, manquant surtout de cette beauté extérieure, essentielle à l’œuvre d'art, de cette beauté voluptueuse que le peintre peut mettre en toutes choses, mais qu’il n’y met que lorsque la raison le laisse calme, lorsqu’il regarde avec sérénité et travaille avec joie, lorsque, tout en évoquant puissamment des circonstances tristes ou même tragiques, il est reconquis, une fois au travail, par le bonheur de voir, quand même, naître sous son pinceau des tons et des formes. Chez le peintre, le peintre doit dominer l’homme; les impressions du peintre doivent reléguer au second plan toutes celles qui ne l’atteignent pas par les yeux. Mais pour cela, il faut que l’impression des yeux soit sûre, soit éblouissante et indiscutable, qu’un instinct domi- nateur, tyrannique, l’impose. C’est alors que se produit le phénomène dont Fromentin s’étonne et s’émerveille devant la Montée au Calvaire de Rubens, et qui donne à l’œuvre, fixant pourtant une impression tragique, des splendeurs d’apothéose. La peinture peut ainsi tout exprimer, peut aborder tous les sujets, nous suggérer toutes les pensées, — 39 ~ 3 NOS PEINTRES nous rappeler même toutes les douleurs ; mais elle doit le faire en des aspects qui nous enthousiasment. Le peintre doit toujours, son sujet choisi, voir tout ce qu’il peut offrir de beauté extérieure, tout ce qui l’en entoure. Frédéric a su faire cela souvent. Il Fa fait notam- ment avec une superbe maîtrise dans les Marchands de Craie, le triptyque du Musée de Bruxelles, qui impose une émotion douloureuse, l’intense pitié et la révolte éprouvées par l’artiste, mais qui tout de même offre aux yeux des voluptés dans la subtilité des tons, dans l’harmonie des beautés humbles, fond en des délicatesses infinies les couleurs et les formes des plus misérables choses, et ex- prime à côté de la tristesse humaine, la protestation de la nature, source de splendeur partout. Mais Frédéric n’a pas toujours atteint ce résultat. On garde même le souvenir de certaines toiles d’où la beauté vraiment était absente. Et cela étonne, lorsqu’on se trouve chez lui, lorsqu’on vient de revoir le Ruisseau, cette cristalline chanson de vie, et les Ages du Paysan, prodigieuse étude de psychologie revêtue de la plus belle parure de couleur sobre et vivante qui se puisse imaginer, à côté de cet autre triptyque : Tout est mort, cauchemar savant et sans beauté. - 40 - LÉON FRÉDÉRIC # Quelle est la cause de cette inégalité déroutante chez cet artiste possédant, pourtant, toutes les qualités et tout le métier d’un grand peintre? En causant avec lui, en le regardant, je cherche. Il parle peu. Il montre, dans le salon, dans la salle à manger, des œuvres d'art qui lui sont chères, — un buste par son ami Dillens, notamment, — et puis ses œuvres, avec peu de commentaires, avec des paroles hésitantes et des gestes timides et doux. Il y a, dans sa physionomie blonde, dans ses yeux bleus, dans toute sa personne d'aspect cependant robuste, quelque chose comme une incertitude. C'est évidemment un timide, en même temps qu’un volontaire. Peut-être le secret de ses passagères erreurs est-il là. Il travaille tou- jours en poursuivant le même but; mais parfois, sans doute, tout en continuant sa route, se prend-il à douter, à regarder autour de lui, à hésiter à un croisement. De fur- tives voix parlent en lui qui lui signalent d’autres chemins. — Ma famille vient de partout... La cause n’est-elle pas là? Il est évident que l’ata- visme flamand domine en Frédéric. Mais il est des heures sans doute où d’autres influences mal éteintes, renaissent, NOS PEINTRES tentent de l’entraîner. Alors, il doit raisonner; et le bel instinct s’énerve et s’amoindrit. Voilà ce que je suppose, ce qui me paraît vraisem- blable et expliquerait ce qui m’est souvent apparu comme une énigme. Ce n’est pas le cas de tous ceux qui, comme Frédé- ric, ont des origines variées. Ceux-là sont nombreux en Belgique. Mais souvent une de ces origines l’emporte aisément sur l’autre. Chez lui les qualités flamandes sont maîtresses aussi, c’est certain, puisque l’artiste revient toujours au réalisme. Mais des circonstances d’éducation ont donné quelque force aux influences opposées, et sont la cause sans doute de leurs presque périodiques assauts : le mysticisme que dut inspirer, à de certaines heures, à ce sensible, l’atmosphère de l’institution religieuse où il fut élevé; ensuite l’orientation, chez Charles Albert, vers l’art décoratif; enfin un séjour en Italie, à vingt-trois ans, à l’âge où l’on subit les fortes, les durables empreintes. Il voit Botticelli au moment où commence, autour de lui, à Y Essor, le mouvement des symbolistes. Et toujours il sera ballotté entre toutes ces influen- ces; sans cesse il hésitera entre le réalisme et l’idéalisme. Il est admirablement armé pour être un réaliste puissant : - 42 - LÉON FRÉDÉRIC il possède un métier exceptionnellement complet, voit avec précision et dessine avec une sûreté merveilleuse. Toute sa jeunesse s’est écoulée à la campagne; il a appris à voir en la nature ses beautés les plus humbles. Et lorsqu’il est devant elle il n’hésite plus, il peint avec une égale vigueur, une égale compréhension, ses petits et vastes paysages contemplés chaque année à Nafraiture et célébrés avec ferveur, et ces études du littoral flamand, de couleur, de lumière et d’expression si différentes, et qui, par leur justesse, étonnèrent lors de la récente exposition du peintre au Cercle artistique. Il est devant des aspects simples, il ne compose pas, il ne raisonne pas : il subit; et il travaille à évoquer avec cette conscience scrupuleuse qui fait son- ger au métier des gothiques et qui se retrouve dans toute sa vie, jusque dans le soin avec lequel il construit, pour se délasser, de petits meubles de chêne destinés aux jeux de ses enfants, et achevées comme les pièces de maîtrise d’un artisan de jadis. Quand il peut peindre ainsi ses compositions, sans raisonner, en subissant son sujet, il produit des chefs- d'œuvre, il opère cette féconde fusion de tendances qui inscrit un symbole dans du réalisme puissant. Certes, il est toujours un grand artiste. Mais il a été un grand artiste - 43 - NOS PEINTRES heureux dans ses réalisations, surtout lorsqu’il exprima des choses simples, lorsque l’idée ne l’absorba pas complète- ment et lui permit de regarder ingénument ses modèles. Il y a là une loi à laquelle nul ne se soustrait. La pensée et les yeux ne peuvent regarder en même temps ; la première s’exerce souvent au détriment de la sensibilité des seconds, modifie la vision, la déforme et l’anémie. Le but chez le peintre qui veut faire œuvre élevée, émouvante, mais aussi plastiquement belle, doit être d’équilibrer, sans qu’elles se fassent mutuellement tort, ces deux facultés. Pour cela il doit s’attacher à des idées peu compliquées. Peut-être même doit-il s’efforcer de penser avant de peindre, et, 1 œuvre conçue, de ne plus penser en l’exécutant. Quant il veut fixer en ses œuvres des idées trop vastes, Frédéric réfléchit trop en peignant; et j’imagine qu' alors se rencontrent, se heurtent et s’énervent les influences diverses qui s’agitent en lui. Et ses œuvres alors manquent d’unité, comme le tryptique des Ages de l'Ouvrier dont toutes les figures sont des chefs-d’œuvre que rien ne relie entre elles, rien sinon la pensée de l’artiste. Ou bien, savantes, irréprochables, représentant un labeur colossal et impeccable, comme Tout est mort, elles n’ont pas cette splendeur extérieure, cette beauté malgré tout triomphante - 44 - LÉON FRÉDÉRIC dont parle Fromentin, qui est toute la puissance de l’art plastique, et qui s’épanouit, discrète et subtile, dans les Marchands de Craie, rayonnante et tendre dans le Ruisseau ; grave, farouche, dans le Repas des funérailles ; ingénue, et soumise dans la plupart des panneaux consacrés à la légende de saint François et notamment en celui — forminable par l’ampleur de la forme et la grandeur du paysage — mon- trant le saint prêchant le vieux cheval ; puissante comme la nature elle-même dans les Ages du Paysan; éblouissante dans les Miliciens de l’Hôtel-de-Ville de Bruxelles. * * Il est arrivé souvent que, devant des compositions nouvelles de Frédéric, déplaisantes de couleur, on ait dit : «Cela deviendra plus beau; la patine harmonisera, atténuera les crudités ». Lui-même rappelle volontiers que le temps opéra, pour beaucoup de gothiques, cette transformation heureuse. Cela est incontestable. Et il est certain que tous les tableaux de l’artiste bénéficient du travail du temps. Déjà les Ages du Paysan l’ont subi avantageusement. Mais la couleur de leurs panneaux ne fut jamais déplaisante ; ses fraîcheurs crues furent toujours harmonisées; il en fut - 45 - NOS PEINTRES toujours de même dans le Repas des Funérailles, dans le Ruisseau, dans la Femme à loques, dans les Ecureuses, dans l' Arc-en-ciel, dans tant de paysages à l’huile et au pastel. Et je me souviens de la couleur, ardente dans deux pan- neaux, délicieusement enveloppée dans le troisième, de ce triptyque que l’ on vit pendant quelques j ours dans l’ atelier du peintre et qui partit directement pour le Musée du Luxem- bourg à Paris. L’œuvre ne fut point exposée à Bruxelles. Et c’est dommage, car je crois bien qu'elle est la plus com- plète que l’artiste ait signée, celle qui, le plus intrégrale- ment, exprime le panthéisme ingénu formulé aussi dans la légende de saint François. Les trois panneaux évoquent le Matin, le Soir , la Nuit. Dans tous trois l’intention est extrêmement simple. Et sans doute est-ce pour cela qu’ils sont d’exécution tout à fait supérieure. De dimensions modestes, ils comp- tent chacun de nombreuses figures sur un fond de paysage ; figures nues ou drapées de légers voiles, figures d'un dessin extrêmement savant et serré, d’une expression de sérénité, de béatitude qui se communique aux choses et qui répand sur les trois groupes un apaisant parfum de paix et d’inno- cence bibliques. A contempler les trois compositions, on se rappelle le riant et tendre tableau que Renan trace de - 46 - LÉON FRÉDÉRIC la vie galiléenne, simple, heureuse et confiante, dans la nature bienveillante et douce des rives du lac de Génésa- reth, au temps où Jésus, au milieu de sa cohorte de disci- ples, parlait de l'infinie bonté et du bonheur facile. C’est la sérénité de cette vie fabuleuse qui domine l’ensemble. C'est une humanité heureuse, joyeuse de vivre qu’expriment dans l'atmosphère claire et légère du Matin, les jeunes femmes, les fillettes et les enfants, à la chair reposée et si fraîche, aux gestes si rythmés, qui s’ébattent sous la neige rose du pommier ; que chantent les yeux pai- sibles et la chair sainement, chastement voluptueuse des femmes et des enfants, réunis sous la lourde treille devant les vieux ravis, dans le paysage doré et généreux du soleil couchant du Soir ; que murmure encore l'inquiétude du groupe d'êtres endormis dans la grande paix majestueuse et dominatrice, dans la paix religieuse du paysage de la Nuit. Ces paysages — celui du Matin est tout à fait fla- mand, ceux du Soir et de la Nuit évoquent l’Ardenne, — font admirablement corps avec les figures qui les animent, sont peints avec amour, avec admiration, avec de l'espoir, dirait-on, avec l’espoir confiant de l'homme cherchant en la nature, — le matin dans sa vie, le soir dans sa fécondité. - 47 NOS PEINTRES En parlant de ces splendeurs inscrites dans les con- ceptions les plus sombres de l’artiste, nous touchons au côté le plus complexe et le plus profond de sa personnalité. Et nous pouvons, dès ses premières œuvres, entrevoir le chemin qui le conduira à sa récente page, le Bain. Sans doute, dans toutes les toiles de Laermans, la nature pro- che, celle qui entoure immédiatement les figures de si tra- giques décors, apparaît toujours un peu mystérieuse avec des embûches que l'on pressent; elle est, semble-t-il, la coupable. Même lorsque, comme dans Y Eau songeuse , nulle figure ne l’anime, elle garde cette impression de puissance fatale, redoutable jusqu’au frisson; c’est elle qui donne ce mouvement d’entraînement inconscient, de force occulte étreignant les foules et les individus, les étouffant, les écrasant de tristesse dans son âcre pauvreté de banlieue. Mais c’est seulement à cette nature proche de la ville, émasculée par elle, que l’artiste prête cette force mauvaise. C’est sur elle, sur l'insuffisance de sa vie, sur les exigences implacables de son activité, qu’il fait peser la responsabilité de la douleur et de la disgrâce de ses héros. Au fur et à mesure qu’il avance dans son œuvre, il comprend mieux lui-même le sens de cette réprobation qui le hante. Il voit davantage et plus nettement le remède aux maux qu’il -48 - EUGÈNE LAERMANS contemple. Et c’est pour cela qu'apparaissent, dans ses œuvres, en des lointains confus de terre promise d’abord, — rappelez-vous Y Aveugle, — puis en des décors plus proches, des coins de pleine nature épanouie, paisible et attirante comme un but. Dans le Bain , c'est enfin la nature qui triomphe ; c’est à ses caresses de lumière que s’offre, dans le paysage opulent et bienveillant, le beau corps nu, épanoui mais point déformé, dans une fête de couleur blonde, de matière vibrante, secouée de fécondité. Et cela tient intimement à tout l’œuvre de l’artiste, de l’artiste bienfaisant qui va, depuis ses premières études, réhabilitant les beautés méconnues, et les faisant surgir en plein drame, pour montrer que rien n’est tout à fait sans joie, que le soleil fait briller de l’or sur les masures. Mars 1903. Eugène Laermans est né à Molenbeek-Saint-Jean, en 1864. Œuvres principales : les Harmonies dit Silence , (à M. Loeven- sohn) ; Y Eau qui sommeille ; la Prière au Village , (à M. Deru-Simonis,) - 49 NOS PEINTRES Léon Frédéric est né à Bruxelles en 1856. Œuvres principales : la Mort de Saint-François d' Assise, (église des Joséphites, à Graminont); la Légende de Saint- François, (à Mrae Meu- rice, Bruxelles); les Lessiveuses ; la Femme à loques ; les Marchands de craie , (au Musée de Bruxelles); le Clair de lune , polyptique, (Musée de Bruxelles); la Vieille Servante, (Musée du Luxembourg, Paris); la Femme qui tricote, (à M. Chaigneau, à Bordeaux); les Jumeaux, (à M. Rigaux); le Paysan mort , tryptique; le Repas des Funérailles, (Musée de Gand) ; le Vacher , (à M. Richard); les Boëchelles, (Musée d’Anvers); Enfants d'ouvriers, (à M Dufour); la Prière du soir, (à Mine Vanderborght); les Ages du Paysan, tryptique, (Musée du Luxembourg, Paris); le Murmure du Ruisseau , (à Mrae Vanderborght); le Lin, la Terre, le Blé, suite de fusains, (à Mrae la princesse Tenichefl); le Ruisseau, tryptique; Le Peuple verra un jour le lever du soleil , trypti que ; la Pensée qui s'éveille, (à M. le Colonel Thys) ; la Boutique dzi vil- lage, (idem); Vieille, (à M. le docteur Rouffart); les Moissonneurs, la Nuit , la Sainte-Trinité, (église de Nafraiture) ; le Soir, (à M. De Greef); la Vanité des Grandeurs ; la Route zèlandaise , (au Roi des Belges) ; Tout est mort, tryptique; la Fleur malade, (à M. Périer) ; les Ages de l'ouvrier , tryptique, (Musée du Luxembourg); le Matin, le Soir , la Nuit , trypti- que, (idem); le Départ des Miliciens, (Hôtel-de-Ville de Bruxelles); les Eplucheuses de Pommes de terre, (à M. Schleisinger); les LIeureuses, (à M. Janlet); Saint- François dans les Dunes, (à M. Bivort); Saint- François et le Vieux Cheval, (à M. Hap); portraits deM Frédéric père, de Mme Vanderborght, de M. A. J. Wauters, de Mlue Wauters et de jypies Wauters. — 50 — Victor Gilsoul. — Paysage du Littoral . (Au Roi des Belges). VICTOR GILSOUL Il y a quinze ans que j'observe assidûment son labeur, avec passion, avec enthousiasme, presque toujours. Il y a douze ans que je le connais. Ai-je pour lui de l'amitié? Je n’en sais rien. Car on ne sait jamais si, en un artiste, on aime l'homme ou bien seulement son art. C'est de l’admi- ration inspirée par celui-ci, de la communauté d'idéal qu'on y trouve, que naissent les relations. Malgré soi, on veut voir le caractère d’un artiste dans son œuvre : l'homme n’existe pas, l’expression de son art se substitue à celle de son regard, de sa parole, de sa poignée de main, de tout ce par quoi l’on juge, l’on aime les autres hommes. Il est des artistes dont le caractère n’inspire que de l'antipathie, dont les actes provoquent quelquefois la colère et à qui pourtant on se sent irrésistiblement uni par une fraternité : ils se revêtent de la beauté de leurs œuvres, ils apparais- sent déjà, comme ils seront dans l’avenir, représentés par NOS PEINTRES elles en lesquelles ils n’ont mis que ce qu’ils ont de noble. C’est pourquoi les amitiés d’artistes ne suscitent point l’in- dulgence : elles sont nées de l’admiration, elles ne se fussent point épanouies sans elle. On n’aime pas l’œuvre parce qu’on aime l’artiste : on aime l’artiste parce qu’on aime l’œuvre. Ceci ne veut point dire que le caractère de Gilsoul ne m’inspire pas de sympathie. Ce caractère, après douze ans, je ne suis pas bien certain de le connaître. Pour l’analyser avec quelque sûreté, il faudrait une exception- nelle sagacité, car il est d'une mobilité curieuse. Et cela se comprend : il a été soumis à des circonstances qui se sont succédé avec une très grande rapidité. En l’espace de moins de quinze ans, Gilsoul a franchi toutes les étapes qui conduisent des débuts difficiles à toutes les consécra- tions, en passant par toutes les luttes et en rencontrant tous les obstacles et toutes les amertumes qui souvent ternissent l’orgueil et la joie du succès. Ces péripéties ne lui ont pas toujours laissé le temps de regarder profondé- ment les hommes autour de lui, d’accorder ses pensées aux événements, d’assurer à ces pensées une stabilité d’orientation. Le merveilleux est qu’il ait su donner cette stabilité à son art, l’assujettir à une volonté inflexible, - 54 - VICTOR GILSOUL malgré tous les périls d'une notoriété précoce. La même volonté concentrant toutes les forces vers un seul but crispe aujourd’hui l’artiste arrivé comme elle exaltait le rapin il y a dix-sept ou dix-huit ans. Le conquérant heureux veut encore des conquêtes. Et cela est très beau et très rare. Mais une telle volonté fixée sur un objet, absorbe toute la passion dont un homme est capable. Et c’est pour cela sans doute que, souvent, l’homme paraît indifférent à ce qui se passe autour de lui. Ce qui n’est pas son art le trouve distrait, donne soudain au visage où les yeux vifs et mobiles sont à l’affût sous un front têtu, où la barbe courte sur une mâchoire en saillie, a un mouvement agres- sif, une expression d’hésitation, d’interrogation. Elle sur- prend chez ce petit homme, chez ce trapu d’allure résolue, belliqueuse même, et qui vient de parler avec un grand éclat de rire sonore, avec des accents de défi batailleur, de dédain souverain pour toutes les théories, et de suprême confiance en sa force, en la fécondité de son travail. — Le plus sûr est de travailler. Il répète cela souvent. C'est la conclusion de toutes les discussions sur la peinture. Et l’éclat de rire aigu qui la ponctue a quelque chose d’ironique et d’orgueilleux, lui NOS PEINTRES donne son vrai sens : « Le plus sûr est de travailler comme moi. Mais ça n'est pas à la portée de tout le monde. » Quand on connaît ce rire vainqueur, on est quelque peu dérouté de voir parfois, au cours d'une controverse, le visage se fermer et les yeux s'éteindre, toute leur énergie muer en indifférence ou en défiance, et d’entendre cette voix, tout à l’heure coupante et tapageuse, ne plus for- muler que des paroles vagues, des mots dilatoires, des « qu’est-ce que cela fait? », des « cela m’est égal », des « je m’en fiche » ou des « peut-être », pour finir par rire de nouveau, mais sur un autre ton, pour une bravade de scepticisme en profond désaccord avec l’enthousiasme heureux des œuvres dressées autour de l’homme. Et l’on se demande si, dans cette apparente indiffé- rence, il n’y a pas seulement un peu de lassitude. Je crois bien que c’est cela, que ce prodigue de volonté et d’énergie a pris la résolution de 11e plus dépenser que pour son art, ayant éprouvé le vide et la mesquinerie des querelles qui lui sont étrangères. Devant les petites intrigues, les petits puffismes et les petites cabales, il a pris le parti de laisser faire. Cela lui est quelquefois difficile; son tempérament de fougueux et de combattit est souvent sur le point de reprendre le dessus. Alors, l’artiste se moque de lui-même, — — VICTOR GILSOUL lance une de ces forfanteries de sceptique qui déroutent et font un peu mal. Et la conclusion revient, comme un rappel de sagesse : — Il vaut mieux travailler... Il y a quelques mois, dans le bel atelier du petit hôtel qu’Hobé lui construisit rue de la Vallée, je me disais tout cela, en écoutant l’artiste, en subissant ses réponses évasives. Je le regardais, assis négligemment et sans souci d’attitude, une jambe repliée sous le torse trapu, les dents serrées sur une courte pipe. Depuis quinze ans, la physio- nomie n’a guère changé et la silhouette est restée nerveuse, a conservé son aspect de rudesse vibrante. Autour de lui tout dit les mêmes goûts, les mêmes admirations que jadis. Dans les œuvres d’art décorant le home, dans les reproduc- tions de maîtres anciens ornant le vestibule, s'affirme la même passion pour les expressions d'art robustes et saines : des contemporains comme Lambeaux, Meunier, De Brae- keleer, Leys, Frédéric et Vanaise, des anciens comme Rubens, Hais, Ruysdael et Pieter de Hoogli. C'est toujours la même atmosphère d'art qui régnait au Voorwaerts, le — 57 — 4 NOS PEINTRES cercle où Gilsoul débuta, ce cercle de jeunes où Ton voulait bien peindre et où Ton invitait Jan Stobbaerts, Verstraete, De la Hoese, Alfred Verhaeren, le cercle dont faisaient partie Laermans, Gouweloos, et ce malheureux Paul Blieck, ce pauvre grand peintre enlevé tout jeune avant d’avoir pu donner sa mesure. La toile qui se dresse sur un chevalet, la toile à laquelle Gilsoul travaille, et qui montre les assises d’un moulin se détachant sur un ciel ardent et sur la verdure grasse, cette toile dont chaque morceau est peint avec fougue dans une belle matière émaillée, est, dans sa splen- deur, de l’art semblable à celui qui se révélait, il y a douze ou quinze ans, dans la Courbe, dans le Canal aux Anguilles, dans Y Harmonie d’automne, semblable à celui qui chante dans les Buées, une œuvre datant de 1896, je crois, et qui décore la cheminée de l’atelier. L’artiste n’a pas dévié, il a marché toujours droit devant lui vers le but qu’il s’était assigné, et qu’il a poursuivi avec une volonté aveugle à tout ce qui pouvait distraire. Ces Buées, je les revois dans l’atelier où elles furent peintes : rue Vanderlinden. Et dans leur mélancolie grave je retrouve le passé, comme on l’évoque dans les soirs. Des débuts de l’artiste je ne fus pas témoin. Je ne sais que ce - 58 - VICTOR GILSOUL qu’il me conta du temps très dur et très heureux où le gamin de seize ans, pas riche, le gamin sorti de l’humble bourgeoisie, vendait dix francs de petites études, peignait même à l’occasion une enseigne, comme l’extraordinaire Van Artevelde encore accroché à la façade d’un cabaret des environs de la gare du Nord, afin de pouvoir acheter des toiles et des couleurs et s’en aller, des tartines ficelées sur la boîte, à la campagne, aux environs de Bruxelles, s'enivrer de travail durant des jours entiers. On était une petite bande. Paul Blieck était le plus fidèle compagnon. A travers les récits de Gilsoul, ces récits dans lesquels reviennent, embellis d’un attendrissement, les mots rudes et patoisants des deux rapins de Bruxelles, apparaît la genèse de son art. Ces jeunes gens étaient simples, allaient vers la campagne en riant, en ruminant de folles plaisan- teries, en se contant des aventures, en se communiquant des convoitises, en faisant peut-être même de méchantes farces de potaches. Sans doute, ils éprouvaient quelquefois, quand tombait le soir sur les prairies de Trois Fontaines ou sur les étangs de Rouge- Cloître, une mélancolie subite. Mais ils ne faisaient pas de philosophie. A l’émoi ressenti, ils ne voyaient d'autre cause que le spectacle frappant leurs regards, que les choses contemplées. Pour évoquer cet — 59 — NOS PEINTRES émoi en une œuvre, logiquement ils ne songeaient qu'à fixer fidèlement l’image de ces choses. Et leur admiration, leur enthousiasme, ne cherchait pas de phrases subtiles. Les jeunes peintres plantaient leur chevalet en criant, avec les mots de terroir qui reviennent naturellement aux lèvres aux heures d’énergie : - Otdouche, menneke, c’est beau! Ils faisaient peut-être une étude médiocre. Mais ils apprenaient à mesurer l’écart entre les beautés contem plées et les réalisations hâtives ; chaque heure d'enthou- siasme leur révélait la grandeur, la simplicité et la difficulté de leur tâche. Et leur ambition de faire ce qu’ils voyaient leur paraissait si haute qu’ils s’habituaient à se contenter de cette ambition-là. Artan, dont un hasard heureux avait fait faire la rencontre au jeune peintre, puis Courtens dont il reçut, pendant longtemps de précieux conseils, lui four- nirent constamment, par leurs œuvres, les salutaires com- paraisons. Lorsqu’il s’exaltait devant un coin de campagne, lorsqu’une belle ligne d’arbres ou le ton soyeux d’un ciel frappait son imagination, il avait dans les yeux le souvenir de la précision puissante des pages des deux maîtres ; et une image sommaire de ce qu’il admirait ne pouvait le contenter. — 60 — VICTOR GILSOUL Mais de ces maîtres admirables il ne fut jamais un disciple servile. Dès les premières expositions auxquelles il participe, Gilsoul affirme une personnalité, une person- nalité qui hésite encore, qui s’égare souvent en une étrange prédilection pour les effets de lumière artificielle : la lumière des fanaux et des sémaphores projetant sur les voies de chemin de fer, sur les gares, leurs lueurs fantasti- ques, la lumière tremblotante et sinistre des lanternes dans les ruelles ou sur les quais. Pourquoi cette passion? Que cherche l’artiste depuis cette première grande toile intitu- lée : le Train de 4 h. 47 jusqu’à la Nuit lunaire, en passant par la Courbe, son premier grand succès, par les Vieux Quais, par les kermesses, par les incendies qu’il exposa souvent? Je ne sais s’il s’en rendait compte, mais je crois bien qu’il cherchait à exprimer dans le paysage la présence humaine. Très tôt, il avait acquis le métier, il savait faire palpiter la matière, donner à chaque chose sa consistance, sa couleur et son poids. Il savait fixer puissamment la splendeur d’un morceau. Et il sentait le besoin de faire davantage, d’exprimer l’émotion humaine qui toujours s’unit intimement aux grands spectacles offerts par la — 61 — NOS PEINTRES nature. Ce que l’homme contemple doit se rattacher à l’homme; pour être émouvant tout doit lui être relatif. Et il faut que dans un paysage que nulle figure n'anime, vive la présence occulte de l’homme; cette présence apparaît évidente dans les nuits en lesquelles l’homme a dressé des lumières. C’est cela qui séduit et exalte l’artiste dont la volonté sans cesse tendue, après les premières conquêtes en veut d’autres. Il a la couleur et la matière vibrante. Il veut le style. Et c’est pour cela que le tentent les grandes lignes nettes des voies de chemin de fer, celles des canaux, celles des grandes drèves; c’est pour cela que, après des pérégrinations à Genck, en Hollande, à Overyssche, à Genval, à Maransart, nous le retrouverons fixé à Nieu- port. Il cherche toujours plus de style, parce c’est en le style que parle l’humanité dans la nature ; ce qui est l’objet d’une ordonnance rappelle l’action humaine. Et puis, ce qui subit la simplification des aspects que le style exige embrasse toujours aux yeux des hommes de plus multiples évocations. Seulement il faut, en simplifiant, garder à ce qu’on modifie la magnificence, la force et la diversité des choses. Il faut que la terre reste de la terre dans laquelle les arbres peuvent plonger leurs racines ; il faut que ces arbres aient chacun leur forme, qu’on puisse tourner — 62 VICTOR GILSOUL autour ; il faut que sur un mur la caresse du soleil soit arrêtée; il ne faut pas que les choses deviennent de vagues apparitions intangibles, il faut qu'elles gardent leur volupté. Cela, Gilsoul l’a toujours compris. Et son exemple par là, eût une influence excellente. A l’époque où l’artiste commença à travailler, l’im- pressionnisme révélait ses faciles séductions. Il eut le courage de ne pas sacrifier à la mode, de passer, pendant qu’elle durait, pour un retardataire. Nul dédain, nulle invite, n’amollit sa volonté. Et le succès qui s’affirma brusquement et ne cessa de grandir, ne l'atteignit pas davantage, n’affaiblit pas un seul jour son entêtement au travail et sa fièvre de conquête. Depuis quinze ans son objectif principal est le style qu’il veut toujours épurer et grandir. Mais cette préoccupation ne l’absorbe pas. Il sait que pour atteindre à la vaste impression synthétique qu’il poursuit, il faut aussi que la couleur s’affine, soit toujours plus subtile, la lumière plus enveloppante. Et, alors qu’on ne lui conteste plus la maîtrise, alors qu’il semble arrivé au faîte du succès, brusquement, il y a deux ans, on le voit recommencer à chercher comme un élève, modifier sa facture, toucher à l’erreur en quelques œuvres hésitantes, traverser une crise d’incertitude, croit-on. Mais il sait où il — 63 — NOS PEINTRES va et, après quelques tâtonnements, le voici de nouveau sûr de lui-même, plus complet, débarrasé de certains tons sales qui le gênaient encore, et capable de faire mieux vibrer la lumière dans les belles pâtes grasses. Et d'autres conquêtes viendront encore. Déjà, depuis plusieurs années, il s’essaie à la figure. Il a fait un petit portrait de sa femme qui est délicieux ; il a peint d'autres portraits, et des nus qu’il ne montre pas. Il veut être un peintre complet; il a peint de rutillantes natures mortes, des intérieurs comme celui, très curieux, que pos- sède René Janssens; il fera de la figure. Il ne croit pas, et il a raison, à la supériorité d’un genre. Il sait bien que le paysagiste ne pratique pas, comme certains le prétendent, un art facile. Et il prouvera que s’il fait presque exclusive- ment du paysage, ce n’est point pour éluder des difficultés. # * * Il n’est pas surprenant que la tenace poursuite d'un but aussi élevé, qu’une aussi exigeante ambition d’artiste ait pris toute la volonté d’un homme, et que celui-ci en devienne avare quand il ne s’agit plus de l'Art. Lorsqu’on — 64 — VICTOR GILSOUL réfléchit, lorsqu’on se rappelle toutes les inévitables atta- ques qui tentèrent d’énerver l’effort de l’artiste heureux, on s’explique qu’il soit indifférent et sceptique à tout ce qui n’est pas ce but. Et l’on ne veut plus voir, avec émer- veillement, que la marche volontaire et sûre, la marche infatigable, farouchement poursuivie, sans une défaillance. A l’étape d’aujourd’hui, c’est toujours le même homme sur la même route droite, animé des mêmes intentions claires, faisant le même art splendide et bienfaisant. Je l’ai revu il y a quelques jours à Nieuport ; il y a loué une maison où il veut passer désormais la plus grande par- tie de l’année, une maison simple d’où il voit les grands arbres des vieux remparts, les grands arbres aux gestes éperdus. Il travaille là avec la même fièvre que, il y a quinze ans, dans l’atelier de la rue Rogier, avec le même enthousiasme et la même ardeur conquérante. Il a peint en Brabant, en Hollande, il y a fait des pages magistrales. Mais c’est ici qu’il revient, ici où il a peint le Chenal bai- gné de brunie, prodige de force tendre, qui est au Musée de Bruxelles, et ce chef-d’œuvre : Paysage du littoral, qui appartient au Roi, page synthétique évoquant intégrale- ment ce paj^s émouvant où la mer et la terre semblent se livrer combat, où celle-ci conduitjusqu’à celle-là ses grands NOS PEINTRES arbres pleins d’effroi et qui veulent fuir, dans le drame de cette autre lutte entre la lumière et les nuages. C’est ici qu’il devait venir. C’était ici le but. Ici est l’expression totale poursuivie dans les innombrables études que, souvent, je vis défiler, études de ciels tragiques ou éclatants, projetant leur ombre ou leur lumière sur les arbres et sur l’eau, études de prodigieuse virtuosité, et dans lesquelles, toujours, se retrouve la troublante recherche de synthèse unissant tous les éléments, toutes les forces. Souvent, comme je parlais à Gilsoul d’une contrée aux aspects séduisants pour un peintre, il m’a répondu : — Mais il n’y a pas d’eau. Il me faut de l'eau. Cela voulait dire, puisque partout, chez nous, il y a de beaux ciels et de beaux arbres : il me faut tout. C’est qu’il veut évoquer non point des sites, mais tout un pays, mais toute la nature, toute la formidable épopée en les joies et les tristesses de laquelle s'exprime la vie humaine elle-même. Cette présence humaine qu’il voyait surgir jadis dans les fanaux et les sémaphores, il a compris main- tenant qu’elle est dans tous les paysages lorsqu’ils sont animés des mouvements formidables de joie, de fécondité ou d’angoisse dont l’homme est toujours solidaire. Eï, — 66 — VICTOR GILSOUL après avoir, un à un, étudié ces mouvements dans tant de coins de nature, il a trouvé celui où tous se succèdent sans cesse, où ils sont presque simultanés, ce coin de Flandre où la lumière perpétuellement mouvante fait frissonner constamment la terre et l’eau, fait se succéder en un j oui- tous les aspects, toutes les images de vie. Il parle de ce pays avec ferveur, de ce qu’il y fait, de ce qu’il y fera, avec une énergie farouche qui tend les muscles sur la mâchoire carrée. Voici qu’il rit d’un rire batailleur et confiant à une anecdote que je lui conte et à laquelle il donne l’invariable conclusion : — Ce qu'il y a de plus malin, c'est de travailler. Et soudain, montrant un rayon de lumière qui, der- rière le chenal, troue les nuages, caresse les arbres comme pour les arrêter dans leur fuite, et dore le sable dans le lointain, vers la mer, soudain il revient aux formes naïves et rudes de l’admiration, aux mots de patois, aux mêmes que clamaient, il y a longtemps, Gilsoul et Paul Blieck dans les prairies de Trois-Fontaines. Si le second pouvait être encore là, Gilsoul pourrait montrer au témoin des premiers efforts, à l’ami des pre- miers rêves, dans la réalisation de ceux-ci, la continuation fidèle, logique et triomphante de ceux-là, par une volonté - 67 - NOS PEINTRES continue, émouvante comme les forces supérieures qu'elle sait embrasser. Et l’ami certainement dirait, avec joie et simplement : — C'est beau. Octobre 1903. Victor Gilsoul est né à Bruxelles en 1867. Œuvres principales : la Courbe ; le Canal aux anguilles ; la Nuit tombante, (à M. Loevensohn) ; les Vieux Quais , (à M. Romdenne) ; Tourmente nocturne , (à M. le docteur Jacobs) ; Zavelpzit , (à M. Maliieu); Buées du Soir ; Place en Flandre , (à M. Thomas) ; Lueurs crépusculaires , (au Musée de Crefeld) ; Accalmie sur le Chenal, (au Musée de Bruxel- les); Soir de novembre à Dordrecht, (idem); les Arbres de la Côte fla- mande, (à M. Michielssens) ; Gros temps , marine, (h M Catteau) ; Etang à La Hulpe, (Musée du Luxembourg); Gros temps à Nieuport, (au Musée d’Anvers) ; Paysage du Littoral belge, (au Roi des Belges) ; le Réservoir du Moulin, (à M. Mesdach de Ter Kiele); Etang en Bra- bant, (à M. Lelong); les Roulottes, (à M. Krupp, à Essen); Lever de Lune , (au prince Régent de Bavière) ; Train dans la Banlieue ; la Ren- trée à la Ferme, (à M. le baron Van Eetvelde); Canal en octobre, (a u 68 — VICTOR GILSOUL Grand Duc de Saxe-Weinar); Bmines automnales , (à M. le cheva- lier Bayet) ; Maiso?is au bord d'un canal , (à M. Simons) ; Béguinage de Dixmude , (à M Emile Braun) : Un tournant de la Meuse . (à Mme Errera); Souvenir du Canal de Willcbroeck, quatre panneaux, (à l’Hôtel de ville de Bruxelles) ; le Tournant du Canal de Bruges . — 69 — Jean Gouweloos. — L'Enfant. (Musée de Liège). JEAN GOUWELOOS Vous vous rappelez ce tableau du dernier Salon de Bruxelles : Y Enfant, aujourd’hui au musée de Liège. La toile est de celles qui marquèrent le plus en cette récente exposition triennale. A bien des gens, elle révéla le nom du peintre dont ce n’est pourtant pas la première œuvre remarquable. Mais, jusqu’à présent, Gouweloos avait exposé surtout des portraits. Et il n’est pas, en Belgique, pour un peintre, de carrière plus ingrate que celle du por- traitiste. Dans les expositions, il passe inaperçu de la grande majorité du public. Dans la vie, il doit tout attendre de gens qui, généralement, sont guidés par des considéra- tions complètement étrangères à l’art. Parmi les gens qui songent à faire faire leur portrait, à qui les ressources permettent ce luxe, combien en est-il que conduit le désir de posséder une belle œuvre, combien sont capables d’apprécier un effort d'art, combien soup- — 73 — NOS PEINTRES çonnent seulement la qualité et le but de semblable effort ? Sans doute, beaucoup d'entre ceux-là ne vont jamais dans un musée, ou, s’ils y entrent, passent indifférents devant ce qui n’est qu'un beau portrait, devant ce qui n'évoque pas un sujet qui les distraie. Les gens riches qui achètent des tableaux aiment la peinture, aiment, avec plus ou moins de discernement, l’art; à un degré plus ou moins élevé, ils sont parmi ces exceptions qui comprennent ou tout au moins cherchent à comprendre. Mais les gens cossus qui font peindre leur portrait sont souvent n'importe qui ; le plus généralement, la beauté leur est indifférente ou même inconnue, et les raisons qui dictent le choix du portraitiste sont inspirées par la mode ou par la vanité. Ils veulent surtout sur leur effigie une signature qui coûte cher, un nom dont la sonorité donne à leur personne une élégance supplémentaire ; ils aiment être peints par un de ces por- traitistes dont le catalogue confère une sorte de titre de noblesse. Et tout naturellement ils demandent leur por- trait à quelque peintre étranger, les artistes de chez nous n’étant presque jamais illustres autant que ceux des grandes villes d’Europe où la publicité dispose de puissants moyens de pénétration. En Belgique, les gens opulents, les gens vraiment soucieux d'élégance et d’aristocratie, ne se font - 74 - JEAN GOUWELOOS pas peindre par un belge; ils craindraient qu’on les soup- çonnât de ne pas pouvoir payer cher. Et, si vous voulez vous donner la peine de faire énumérer par votre mémoire les beaux portraits de l’école belge contemporaine, les chefs- d’œuvre de Dewinne, de De la Hoese, les belles œuvres de tant d’autres, vous constaterez que les modèles furent presque toujours ou d’autres artistes — peintres, sculp- teurs, musiciens, hommes de lettres — ou bien l’un ou l’autre de ces bourgeois sans origine, homme politique, avocat, médecin, magistrat, dédaigneux des belles ma- nières et capables de poser, les hommes en veston et les femmes sans diadème dans les cheveux : de petites gens, en un mot, qui n’ont à montrer qu’un regard intelligent, des traits caractéristiques, mais pas un gros joyau, pas une vraie dentelle. Et l’on pourrait même citer tel portraitiste qui n’eut que de ces bourgeois intelligents à peindre lors- qu’il était dans l’épanouissement d’un talent vigoureux et à qui les gens de la « belle société » ne vinrent que lorsque ce talent, devenu notoire, se rétrécit. Il n’y a, dans tout cela, rien de surprenant. L’art ne peut généralement plaire aux aristocraties, à notre époque, que lorsqu’il perd de sa fraîcheur et de sa puissance. Les grands artistes, les féconds, les forts sortent presque tous — 75 — 5 NOS PEINTRES du peuple ou de la bourgeoisie laborieuse ; ils ne sont pas de souche aristocratique; les instincts des races encore neuves se traduisent dans leurs œuvres en des volontés rudes de beauté vigoureuse ou de pensée hardie. Comment voulez-vous qu’un monde d’où le bon ton proscrit tout ce qui est véhément, tout ce qui ne s’exprime pas avec des formes conventionnellement adoucissantes, puisse aimer des œuvres rudes, franchement éloquentes ou volup- tueuses? Elles leur paraissent impolies. Les grands sei- gneurs de la Renaissance pouvaient les aimer, honorer et protéger leurs auteurs, parce que, en ces grands seigneurs- là l’ énergie vivait encore, et la rudesse aussi, entretenues par la nécessité de l’action, des combats, ou maintenues tout au moins par des atavismes encore proches et par la violence des mœurs. Aujourd’hui, tout s’est adouci et toute impression forte, toute beauté rude choquent les habitudes de quiétude insouciante, d’oisiveté élégante et de distinc- tion selon les formules immuables, d’une aristocratie qui n’agit plus, qui n’opère plus de conquêtes, et de tous ceux qui aspirent à être confondus avec cette prétendue élite. Remarquez que les puissants dont l’esprit est ouvert aux manifestations d’art, qui s’entourent de belles œuvres, sont ordinairement des hommes qui travaillent ou qui ont - 76 - JEAN GOUWELOOS travaillé, dont l’énergie fut entretenue par l’accomplisse- ment d'une tâche, par la poursuite d’un but. Malheureuse- ment ceux-là sont, dans leur monde, la minorité; c’est ce qui explique le manque d’affinité entre ce monde et l’art contemporain et comment, dans tant de seigneuriales demeures, on accroche à côté de portraits d’ancêtres peints par Van Dyck, par Pourbus, par Velasquez ou par Frans Hais, des toiles nouvelles si déplorablement choisies. Ce divorce entre les classes oisives et l’art d’aujour- d’hui devait être plus complet chez nous qu’en d’autres pays. Chez nous, en effet, plus qu' ailleurs, les artistes dédaignent les élégances faciles ; les instincts de la race les portent à chercher les expressions fortes, les beautés écla- tantes et la pensée sincère, quelquefois même brutale. Ils ne sacrifient guère à l’art des demi-teintes, à l'art aimable. Ce sont des enthousiastes, et l’enthousiasme n’est pas prisé dans les salons ; ou bien ce sont des voluptueux, et il n’est pas de bon ton de parler de volupté dans la bonne compa- gnie, même dans celle où l’on se décollète le plus. Toutes ces qualités de fougue, de robustesse, de virilité, nuisent à l’art de chez nous dans le monde où le sourire est la seule manifestation de la joie, où la danse est la seule forme de l’activité, le flirt le seul effort de la pensée et le sport la — 77 — NOS PEINTRES seule dépense d’énergie, où la beauté et la distinction sont conçues d’après les canons établis par les modes. On y veut, pour les portraits, des peintres dont la palette ait plus d’intentions que de réalismes, des peintres dont les cou- leurs aient la complaisance des fards, on y veut surtout des artistes qui sachent effacer les caractères trop accentués et en général tout ce qui n’est pas joli. On aime particulière- ment ceux qui voient mauve ou rose. Ceux de chez nous, et ceux d’ailleurs qui ont quel- que personnalité, voient autrement. Ils voient dans les choses et dans les chairs de la vie voluptueuse ou de la vie grave, dans les yeux de la pensée qui n’est pas toujours frivole ou placide. Et c’est pour cela qu’ils ne s’imposent à l’attention que très lentement. # # # C’est le cas de Gouweloos. Sa réputation s'affirme aujourd’hui. Mais il a fallu du temps. Ce peintre voluptueux est pourtant aussi un des artistes les plus distingués que nous possédions. Mais sa distinction est virile ; sa vision la prête à toutes choses, mais reste toujours sévère. Ce n’est pas la distinction con- - 78 - JEAN GOUWELOOS ventionnelle que donnent les toilettes de soirée et les parures. Cette vision, il l'a toujours eue. Elle est dans ses premières études faites à quinze ou seize ans lorsque, avant de fréquenter l’Académie de Bruxelles, il recevait quelques conseils de Portaels. Dans les maladroites natures-mortes, dans les petits paysages peints avec inexpérience à cette époque, déjà s’attestait ce don de transposition qui sait embellir les couleurs en gardant, par la justesse des rela- tions, les vigueurs de leur harmonie, et qui fait cela incons- ciemment, involontairement, parce que les yeux éblouis de l’artiste voient ainsi. Il est né d’un père flamand et d’une mère allemande, mais qui elle-même avait dans les veines un peu de sang méridional. Son enfance s’est écoulée dans un milieu de grande aisance, mais de grande aisance laborieuse. L’inté- rieur confortable dans lequel il vivait était la direction de grands ateliers ; et l’enfant allait souvent du luxe du salon familial à la simplicité active et rude de l'usine. Et puis, un beau jour, un besoin véhément d’indépendance le faisait quitter la sécurité de la maison, le jetait à Paris et à Bru- xelles dans la plus âpre lutte pour l’existence ; il peignait des façades, il faisait de la lithographie, il travaillait dans — 79 NOS PEINTRES l'atelier de décoration de Charle-Albert. Le petit bourgeois devenait ouvrier, retrempait en plein peuple, quelquefois en pleine misère, les instincts et les énergies de sa race que le bien-être constant aurait peut-être attiédis. Il porte la blouse, il grimpe sur les échafaudages, il est assujetti aux plus humbles travaux. Il pourrait se soustraire à cette existence en se soumettant. Mais il s’obstine, avec une sorte d’orgueil, à gagner sa vie. Il a la frénésie de volonté de l’adolescent qui s’est assigné un but, qui a une passion. Et lorsque, apprenti chez Charle-Albert, il va, à midi, faire remplir de bière au cabaret voisin les bouteilles pour le déjeûner, sans doute il rêve de grand art. C’est donc un énergique ? Cela dépend. Dans l’atelier de la maison de la rue d’Irlande, modeste, mais si originale et où dans chaque détail se révèle un goût épuré, je le considère, je l’écoute, ou plutôt je le regarde, car pour comprendre ce qu’il dit, il faut voir autant qu’entendre. Lui-même vit surtout par les yeux. Quand il parle, il semble qu’il contemple les choses auxquelles il pense. La phrase commencée à voix haute, ne va jamais jusqu'au bout de la pensée; elle s’alan- guit, la voix graduellement s'éteint, devient très basse, bal- butiante, et la proposition s’achève toujours dans un geste, — 80 — JEAN GOUWELOOS un geste montrant, dans l’espace, des lignes et des cou- leurs. On dirait que le peintre, chaque fois qu’il entreprend de parler, voit surgir devant lui des images devant les- quelles les mots lui semblent inutiles et insuffisants, et qu’il veut faire voir, se sentant impuissant à les décrire. Cela donne à sa personne une expression de non- chalance que confirme quelque peu la physionomie de ce grand garçon de trente-cinq ans, au visage maigre, coloré, aux cheveux et à la barbe légers, longs, d’un blond fauve, au regard un peu errant, et que l’on surprend rêvant devant des toiles ébauchées en fumant des cigarettes, ou jouant à terre, avec sa fillette qui n’a qu’un an. Mais il suffit d'aper- cevoir, sous les ébauches qufil contemple, des compositions entièrement peintes et sur lesquelles l’artiste, mécontent, a passé la pierre ponce, ou de voir comment, à de certains moments, il étreint l’enfant, pour comprendre que cette nonchalance n’est qu’apparente. C’est de la contemplation simplement, la féconde contemplation d’où naît la volupté qui frissonnera dans les œuvres. J’ai vu, ces jours derniers, des études de Gouweloos datées de 1884, j’en ai vu d’autres, de l’époque où il peignait des façades ; j’en ai vu du temps où il suivait, à l’Académie, — 81 — NOS PEINTRES le cours de Portaels et qui sont d’un dessin savant; j’ai revu des œuvres de la période plus proche où l’artiste devait donner presque tout son temps à des travaux industriels. Et toutes ces études et tous ces essais portent la même empreinte, annoncent ou affirment la même per- sonnalité. La vision ne s'est jamais modifiée; quelles que fussent les conditions de vie, quel que fût le milieu, elle n’a jamais dévié, jamais elle n’a subi une influence. Pour cela, il a fallu que l’artiste fût doué d’une exceptionnelle volonté, d’une exceptionnelle énergie. Cette vision ainsi maintenue est puissante et déli- cieuse en même temps. Elle est, je l’ai dit, surtout flamande par la vigueur des formes et des couleurs, par la volonté ; mais la brutalité en est absente. Sa joie, sa volupté sont graves, pensives. Peut-être y a-t-il là un peu de l’influence germanique d’un partiel atavisme, comme les éclats qui quelquefois transparaissent magiquement, un peu lointains, dans les fonds de ses portraits ou de ses compositions, sont un rappel confus, presque imperceptible, d’une autre ori- gine, de celle qui fait deviner au peintre les paysages du Midi où les fruits sont des pierres précieuses dans le soleil ardent. — 82 — JEAN GOUWELOOS Sa personnalité, sa vision, participent de ces origines diverses; c'est par elles que ce peintre flamand a tant de distinction hautaine dans tant de vigueur rutilante. Et sa jeunesse explique de même son art : les raffinements de l'aisance bourgeoise fortifiés, solidifiés, virilisés par un retour au labeur le plus dur, par la lutte avec les réalités douloureuses. S’il n’était pas retourné au monde où l’instinct est intact et où l’on doit accomplir des tâches intégralement, peut-être se fût-il contenté de fixer en des évocations sommaires ses éblouissements. Mais il a vu des efforts lents et des travaux patients ; il a éprouvé la nécessité et le devoir d’œuvrer avec peine, de vaincre les difficultés et les obstacles; et dans les milieux frustes, neufs et sains où il passa, il a compris la supériorité bienfaisante des réalités sur les rêves; il a appris à aimer les hommes et leur vie et à ne rien dédaigner de ce qui est eux et de ce qui est autour d’eux. J’imagine que souvent, aux heures noires de cette jeunesse, aux heures de détresse, il lui arriva, en regardant autour de lui, en contemplant des femmes passant dans la lumière, en suivant la caresse du soleil ou les jeux de l’om- - 83 - NOS PEINTRES bre dans la chevelure d’un enfant, d’oublier ses tristesses et de ne les retrouver que longtemps après, un peu surpris et déjà consolé par la beauté partout semée. Et il demeure ainsi. Même quand des ennuis l’assaillent et quand il les conte ou parle de quelque sujet grave, son regard n’est pas triste; et toujours, les phrases mélancoliques ou découragées finalement s’assour- dissent, un geste les coupe, et la main fine, extrêmement mobile, montrant un modèle, une photographie de Rubens ou de Lambeaux, une étude de son ami Paul Blieck, une draperie, ou la chair tendre de l’enfant se détachant sur le lambeau de vieille tapisserie qui sert de fond à la fois discret et somptueux à tous ses portraits, dessine dans l’air des lignes souples, semble carresser doucement des formes, palper de la lumière et des couleurs. La volupté de voir l’a consolé, la volupté de vivre au milieu de toutes les beau- tés le reprend, le domine, et il s'abandonne. Sa voix murmure : — Ce serait beau à peindre !... Il semble que tout ce qu’il regarde resplendisse. Là est sa qualité essentielle, le secret de sa force. Il ne doit point avoir recours à l’imagination, modifier ce qu’il con- temple, pour lui prêter de la beauté : il voit beau. Dès - 84 - JEAN GOUWELOOS lors, et comme il est armé pour les réalisations complètes, il peut scrupuleusement respecter son modèle tout en donnant à l’image qu’il en crée l’empreinte presque invo- lontaire de sa propre personnalité. Aussi de ses portraits, d’attitude un peu mélodramatique au début, très vite disparaît toute mise en scène. Ils n’en ont pas besoin pour être pathétiques et discrètement voluptueux de la volupté que Gouweloos a éprouvée lui-même à les peindre, puis- qu’ils sont fidèles. Mais cette volupté, il sait qu’elle vient des choses, de la matière dont les lignes et la forme ne sont que les aspects, dont la couleur n’est que la parure ; et c'est de cette manière évoquée avec précision qu’il la fait surgir. Il la voit avec une sorte de reconnaissance pour les joies quelle donne, pour les beautés qu’elle offre. Et lorsque, comme dans sa première œuvre qui marqua — le Soir de la vie : un portrait de vieille dame sur un fond de paysage crépusculaire, exposé à Anvers en 1894 — lorsqu’il subit une impression de tristesse, dans la matière tout de même apparaissent des splendeurs consolantes. Autour des vies qui sont souvent mélancoliques, tragiques quelquefois, il y a toujours la Vie qu'on aime et dont les voluptés consolent. - 85 - NOS PEINTRES Tout l'œuvre de Gouweloos exprime cela : ses paysages toujours pensifs et pourtant toujours savoureux, ses natures mortes, ses portraits qui, de plus en plus, se. font simples : — rappelez-vous ceux de sa femme, de Mme Kufferath, du général Ninitte, de Mme Bueso, de Mme Strasser — ont souvent le regard mélancolique ou inquiet; mais dans les chairs paisibles, vibrantes ou tendres, dans les sombres cliatoyements des étoffes, dans le frissonnement discret des fonds chauds en l'obscurité desquels passent des éclats furtifs, parlent toutes les ambiances enveloppantes qui font aimer la vie quand même. C'est sur elle que, en dépit des pensées doulou- reuses, on se penche anxieusement, tendrement, comme la jeune mère de l 'Enfant, comme l’artiste lui-même devant le Despote, ce bébé qui se dressait sur la toile telle une altière idole. Je suis sûr qu’en peignant ces enfants, Gouweloos a dû souvent, après une phrase admirative fondue dans un geste dessinant des contours, aller à eux, les étreindre et les embrasser avec la tentation de mordre dans leur chair lumineuse, dans la jeune vie. Décembre igoy. — 86 — JEAN GOUWELOOS Jean Gouweloos est né à Bruxelles en 1868. Œuvres principales : Y Automne de la Vie , (à M. G. Cohen) ; Portrait de l’auteur ; la Veuve , (à M. A. Waechter) ; Mer du Nord , (idem); le Gobelin , (idem); Portrait de M. Waechter; le Despote , (à M. Kleyer, Bruxelles) ; portrait du peintre Delgouffre (à Mra0 Del- gouffre) ; Jeune Mère , (à M. Boitte) ; portrait de la mère de l’artiste ; portrait du général Ninitte ; portrait du Colonel Schmid; la Femme blonde; portraits de Mme M. Kufferath, de M et de Mme G. de Stoppelaere, de M. de Stoppelaere, juge au Caire ; Portrait en rose, (à M. C. Van Bel- lingen) ; Y Eau dormante, (idem) ; Plage à l'aube , (à l’Etat) ; le long du Canal, (à H. A.Chambon); la Barque blanche, (à M. E. Cardyn); portraits de Mm® Strasser, de Mme P. Bueso, de M11® A. Masson, de Mm® Van Nieuwenhuyse ; Maternité, (à M. Charles Gouweloos) ; Y Enfant, (au Musée de Liège); Jeune fille, pastel, (à Mme veuve E. Dansaert); Marée montante, (à M. de Brabant); Femme couchée, nu, (à M. le Docteur Rouffart) ; la Femme à la Poupée, nu. - 87 - Aubry hel. René Janssens. — Le Vieux Bureau . (A M. le Dl Le Marinel). RENÉ JANSSENS Rue De Facqz, dans le quartier cossu dont la très riche avenue Louise est le centre. Une spacieuse mai- son où l’originalité de ce pauvre Hankar s’est dépensée avec mesure, avec discrétion, avec goût. Une maison délicieuse, inondée de clarté. Dans la large cage d’escalier la lumière, à travers les vitraux jaunes, est toujours chaude, ensoleillée, même par les jours de pluie; des crépons japo- nais complètent une impression de serre. Tout ce que l’on peut rêver de plus différent de l’art intime, sommeillant et grave de René Janssens. Mais Janssens est un homme très éclectique, dégoûts point exclusifs. Ce fut pour lui à la fois un danger et une force. C'est un peintre qui sait analyser. Le curieux est que ce soit un beau peintre quand même. Je crois son cas presque unique chez nous. Sans doute, nous avons beaucoup de peintres qui pensent pro- NOS PEINTRES fondément, qui pensent trop, qui tentent d'analyser leur art et celui des autres, d'en faire le sujet de dissertations. Mais la plupart d’entre ceux-là opèrent avec passion, avec fougue, arrivent un jour à la vérité, s’ils doivent la con- naître, en passant par une succession d’erreurs exaspé- rantes et douloureuses. Janssens, au contraire, a toujours raisonné, avec méthode, avec logique, sans jamais se tromper gravement. Il fut toujours, dès l’Académie, un homme de bon sens, se gardant des emballements, conser- vant une faculté de calme examen déconcertante et même irritante quelquefois. Et malgré ces qualités de savant, de professeur, Janssens est un artiste. Il y a là presque une contradiction. Mais ce n’est point la seule en ce peintre de caractère exceptionnel, en cet homme à la fois sensible et sage. D’abord cet éclectique n'a point subi d’influences, a fait un art volontaire, a travaillé toujours dans la même voie, ne s’en est écarté qu’en un tâtonnement, au début, lorsque son admiration pour Mellery le faisait tenter des projets de grande décoration — je me rappelle un panneau intitulé les Deux Flandres, — et lorsque, en une courte heure de crise, hanté par Corot, il peignit la Chanson du Faune et deux ou trois paysages élégiaques. Ce furent bien, je crois, — 92 — RENÉ JANSSENS les seuls écarts, et ils n'éloignèrent même pas complète- ment l'artiste, alors encore très jeune, de sa voie, de celle qu'il s'était tracée et sur laquelle il accomplissait ses étapes avec un entraînement méthodique et minutieux, conqué- rant son art patiemment, comme un étudiant sérieux avance chaque jour de quelques pages de son cours. Je le répète, l'exemple est très exceptionnel d'une telle culture réfléchie, rationnelle, aboutissant, en art, à de beaux résultats. Quand un artiste n'obéit pas à son seul instinct, généralement la pensée lui crée de la douleur, des hésitations cruelles, s'agite dans ses œuvres en de formi- dables inégalités, en des victoires subites et des défaites aussi soudaines. Mais de ce cas exceptionnel, nous aurons vite l'ex- plication. Elle surgit immédiatement dans l'atelier. Dans la vaste salle où le caprice d’Hankar a dessiné, pour ce peintre de vieilles choses, des aspects de modernisme voi- sinant étrangement avec les cuivres anciens, les vieilles statues de saints, les lambeaux d'étoffes aux éclats fanés, aux voluptés éteintes, les vieux livres aux reliures pou- dreuses, il est un coin qui a la gravité, le recueillement d'un autel : au mur un portrait d’homme aux cheveux blancs ; devant le portrait la même tête pensive, grave et — 93 — 6 NOS PEINTRES sereine, une des plus belles œuvres du sculpteur Rousseau, dont la forme et l'expression font penser à quelque effigie grecque du temps des grands sages. Ce sont de pieux por- traits du père de l'artiste, le docteur Janssens, le savant si simple et si philosophe dont l’esprit studieux vit encore dans la maison recueillie, la maison où le silence respecta toujours le perpétuel labeur, la passion tenace et sainte de la science investigatrice cherchant inlassablement les secrets de la rigueur souveraine des faits, interrogeant ce qu’ils gardent de mystère. A la mémoire de ce père, le peintre a voué un visible culte. Et je crois que la source des contradictions est là. Cet artiste nerveux, sensible, en qui l'atavisme a mis des influences diverses, a été élevé par un savant dont la vie, l’exemple, lui ont enseigné le respect profond, religieux, de la vérité, et la crainte, inspirée surtout par le sentiment de la fragilité des jugements humains, la crainte d’être trompé par les impressions spontanées, par les sur- prises des nerfs. Et c’est pour cela que Janssens analyse, raisonne, recule devant les appréciations rudes et les juge- ments absolus. Mais c’est pour cela aussi que son labeur fut animé d’une volonté forte, calme et lucide, qu’il est parvenu à tant de précision alliée à tant d’émotion dans - 94 - RENÉ JANSSENS ses œuvres où passe toujours l'atmosphère grave du cabinet du savant, son silence où vibrait discrètement de la pensée humaine en constant éveil. On comprend dès lors pourquoi, dans la conversa- tion, les propositions de René Janssens, énoncées avec la précision calme d’une intelligence cultivée, frappent souvent par un désaccord avec son art lui-même ; et pour- quoi, lorsqu'une discussion prend un tour passionné, le visage un peu ironique avec le regard attentif sous le binocle, tout de suite se ferme, pourquoi dans toute son attitude, l’homme manifeste tout à coup un étonnement un peu affligé, un effacement, l’impression d’un croyant devant un blasphème, ou d’un mondain devant une incor- rection. Janssens éprouve toujours le doute, le doute des vrais savants. Il a trop raisonné pour avoir des opinions intransigeantes. Comment, avec cette tournure d’esprit, avec cette mentalité d’analyste, a-t-il pu fidèlement écouter, dans ses œuvres, sa personnalité, son instinct ? Il affirme : — Je vous assure : quand je peins, je suis absorbé par ce que je fais. Et je n'analyse pas, je ne pense pas... Je crois que c’est vrai, du moins quand il peint ses NOS PEINTRES intérieurs, ses vieux logis, ses cloîtres, parce que tout le préparait à ces évocations. * * * La famille de l’artiste est d’origine bruxelloise, une de ces familles bourgeoises, aisées mais laborieuses, et qui vécurent longtemps sans connaître les raffinements du luxe et les courses vagabondes de la vie de plaisirs; dans ces familles-là, la maison, l’intérieur, étaient entourées de solli- citude et prenaient une expression intense. Il est certain qu’aux choses se communique un peu de la personnalité des êtres qui vivent à côté d’elles. Une chambre neuve, même complètement meublée, changera d’expression, de visage pourrait-on dire, dès que, durant quelque temps, on y aura vécu, et cela même sans que nul objet nouveau ne vienne s’ajouter à ceux qui la garnis- saient. Les intérieurs dans lesquels on a vécu beaucoup ont, dirait-on, des aspects plus sensibles, et une vie plus par- lante que les grands salons où l’on n’a fait que passer. Il est, dans les anciennes maisons bourgeoises, beaucoup de ces intérieurs éloquents en lesquels se retrouve un peu de la vie vécue. Il y a trente ou quarante ans, Bruxelles était - 96 - RENÉ JANSSENS moins grande ville, offrait peu d’occasions de plaisir ; les bourgeois y vivaient encore patriarcalement, et le home avait des intimités profondes. Certains salons, certaines salles à manger sont demeurés, qui donnent, dans leur très simple ordonnance, une émotion aux yeux un peu attentifs. Dans le ton fané de leurs tapisseries, de leurs tentures, dans les plis de leurs rideaux, dans les quelques livres oubliés sur un coin de guéridon, dans le cadran d’une horloge Empire décorant la cheminée, parlent à la fois des mystè- res et des révélations ; des côtés de certaines vies apparais- sent clairement, rendent troublant ce qui, de ces vies, demeure dans l’ombre. On hésite à changer de place un objet, à modifier les aspects que des habitudes, des goûts, des passions composèrent : on éprouve l’appréhension de détruire l’équilibre d’une vie, de profaner des souvenirs de joie, de douleur, d’amour peut-être. Il est resté en toutes choses un peu des frissons qui agitèrent des hommes devant elles; et cela donne à l’atmosphère un parfum et une couleur subtils et voluptueux. La même impression passe, parfois, dans le couloir, dans l’escalier, sur le seuil d’une vieille maison ; et même se dégage de la couleur froide d’une façade ancienne, du mur d'une cour troué par l’énigme des fenêtres, trous - 97 — NOS PEINTRES d’ombre où les rideaux suffisent à rappeler que des hommes vivent derrière le fragile obstacle des vitres, des hommes dont on attend, avec un peu d’angoisse, la confuse appa- rition. Certainement Janssens, dans son enfance, a vu beau- coup de ces intérieurs-là ; et dans sa mémoire erre l’impres- sion de ceux qu’il n’a point vus, mais en lesquels vécurent ses ascendants. Et le calme, la sérénité de la maison de la rue du Lombard, voisine de tant de souvenirs persistants du passé, où s’éveillèrent les impressions de l’artiste, le silence qui y entourait l’étude perpétuelle du savant, firent que partout où ce silence et ce recueillement règne, Jans- sens devait retrouver des émotions, et que tout spectacle trop mouvementé ou trop bruyant devait l’éloigner. Pourtant, le mouvement et le bruit des aspects de vie intense, vibrante, heureuse, sont au fond des goûts de la race flamande à laquelle le peintre appartient par ses origines. Il se détache donc d’elle ? A ne considérer que ce qu’il dit, on pourrait le croire quelquefois. Non pas qu’il renie son origine, qu’il méconnaisse sa race. Mais à l’enten- dre parler souvent, avec un respect d'où l’admiration instinctive, la joie physique sont absentes, avec un respect fait de raisonnement, de certaines œuvres de pure imagina- - 98 - RENÉ JANSSENS tion littéraire, on pourrait croire que la recherche de l’expression a fait de lui, comme elle a fait de tant d’artistes français, un peintre négligeant les beautés extérieures pour essayer de faire passer, dans des évocations confuses, des impressions presque subjectives. C’était le grand danger auquel l’exposaient son éducation et sa culture, et qu’auraient pu renforcer un séjour à l’atelier Galand, puis à l’atelier Julian à Paris, et l’amitié fervente du peintre pour une famille française dans l’intimité de laquelle il était mêlé aune élite d’éru- dits et de penseurs : milieu d’éducation intellectuelle pré- cieux, exceptionnel, mais qui devait encore éloigner de l’instinct, donner au jeune homme le désir d’écrire — il collabora quelque peu à la Jeune Belgique — et de déve- lopper surtout ses facultés subjectives. * # * Mais l’influence de la race a des forces souveraines qui triomphent de toutes les séductions ; le savant docteur Janssens, tout en enseignant à son fils l'analyse profonde, lui transmettait aussi les persistants caractères originels qui, aux heures de repos de la pensée, le faisaient revenir 99 — NOS PEINTRES au rire sonore, se soumettre docilement au besoin d’aimer la vie et tout ce qui l’exprime dans la matière. Et c’est pour cela que le peintre, ému par les impressions intan- gibles qui errent autour des choses, regarde celles-ci et comprend que ce sont elles qui parlent, elles qu’il faut fixer puissamment, que l’expression qui s’adresse seulement à l’intelligence ne suffit pas, doit être unie à celle qui parle au sens. La joie voluptueuse de regarder vit en lui. Quand il peint, s’il éprouve des émotions, il ne pense pas. Il ne lui reste des habitudes d'investigation de son esprit que la volonté de pénétrer complètement ce qu’il voit, ce que le souvenir atavique autant que le regard met dans ses yeux doucement éblouis. Et ainsi dans les œuvres d’abord seu- lement consciencieuses, méticuleuses et sèches, insensi- blement apparaît l’atmosphère subtile, émouvante, cet en- veloppement allant des choses aux hommes qui les ont contemplées et qui la leur renvoient, un peu plus vibrante et tendre. Mais ce sont tellement les choses qui expriment, ce sont si bien elles que l’artiste admire, que lorsqu’il dresse parmi elles une figure humaine, malgré la maîtrise atteinte enfin dans ses dernières toiles de couleur chaude en leur discrétion maintenue — progrès décisif après les monotomies malheureuses, les hésitations récentes ioo RENÉ JANSSENS — il est embarrassé, lui donne trop ou trop peu d’impor- tance, ne sait plus ce qui est l’essentiel, de celle-ci ou de celles-là. Et pourtant il sait peindre la figure. Le portrait de son père, dans son atelier, celui qu'il exposa naguère, et son portrait à lui, ceux aussi du sculpteur Weygers et du père du peintre Mathieu, qui remontent aux débuts de l’artiste, le prouvent. Mais dans d’autres, il entoure son modèle d’accessoires auxquels il semble attacher une signification. Il hésite, sa facture se rétrécit. Je crois que, devant une figure humaine, Janssens ne sait plus peindre sans réfléchir ; il cherche trop ; de nouveau il analyse, à moins que le modèle ne lui soit si intimement connu qu’il n’ait rien à chercher, qu’il subisse une impression indiscutable et sûre. — Il faut que je m’y remette, dit-il, en me mon- trant ces portraits déjà anciens. Il dit cela avec l’accent de volonté tranquille, raison- nable, qu’il a toujours. Il s’y remettra. Réussira-t-il ? Sans doute, puisqu’il a réussi déjà. Mais s’il fait de beaux por- traits, ce seront des portraits austères, songeurs, sans mise en scène et sans opulence, faisant surgir des visages dans les yeux desquels un peu de passé s’exprime déjà, des visa- 101 NOS PEINTRES ges immobiles comme les choses, silencieux comme elles. Janssens a besoin de ce silence qui parle de façon si troublante dans les Vieux Logis du Musée communal, dans le Jardin qui est chez M. Paul Errera, dans les inté- rieurs du Musée Plantin, dans cet admirable Escalier exposé à Pour l’Art et qui fut la première réalisation de peinture forte, savoureuse, de peinture complète. Mainte- nant, après de récents tâtonnements qui le firent piétiner pendant une couple d’années dans la monotonie, Janssens est maître de cette peinture-là. Son envoi du Salon, et les toiles peintes récemment à Anvers, à la Maison hydrauli- que, ces toiles où la lumière enfin s'échauffe et fait palpi- ter de la matière vibrante, l’attestent. L'artiste est parvenu à inscrire dans cette matière forte l’émotion chuchottante et furtive, l’émotion de l’atmosphère, qui peut s’accommo- der de la vigueur mais ne résisterait pas à la brutalité, qui se dissipa même sous la lumière trop violente des ciels d’Italie. Car Janssens tenta, il y a quelques mois, d’aller tra- vailler à Padoue. Mais il éprouva qu’il est décidément un Flamand, fait pour peindre les choses sous la lumière de chez nous, cette lumière humide qui rend plus lourd et plus visible le cher silence propice aux émotions durables. La 102 — RENÉ JANSSENS raison et l’érudition de Janssens et son habitude de pru- dence dans le jugement peuvent lui faire admirer les beau- tés les plus diverses et les plus opposées ; son instinct le fera revenir toujours aux vieux murs de Bruges, de Mali- nes, de Diest ou de Bruxelles, aux vieux intérieurs du pays dont la lumière lui est familière, enveloppe de gravité les splendeurs toujours discrètes. II a pu travailler avec bonheur à Versailles, en Auvergne, voire même à Venise, il y a longtemps. Mais c'est ici qu’il peint avec émotion, qu'il s’abandonne à sa vision et n'analyse plus, parce qu’il connaît intimement l'expression de ce qu’il voit, parce que cette expression vit en lui-même. Devant elles, il ne doit écouter que son instinct attendri comme lorsqu’il peignait les portraits de ses parents. Son art a besoin de s’inspirer de respect. Novembre 1903. René Janssens est né à Bruxelles en 1870. Œuvres principales : Vieux logis, (Musée communal de Bruxel- les) ; la Grand.' Porte, (idem) ; la Voûte , (idem) ; le Vieux Jardin , — 103 — NOS PEINTRES (à M. Paul Errera); Vieux logis, (collection Ch. Brunard); la Porte Verte, (idem) ; Intérieur d'église, (à Mme Van Merstraete) ; Y Impasse, (section d’art de la Maison du Peuple) ; Y Allée, (à M. Félix Jottrand); Vieux logis seigneurial, tryptique, (à M. Ern. Defize) ; Entrée d'hospice, (à M Rens, à Grammont) ; la Sacristie, (à M. Wolfers); Intérieur au Béguinage , (à M. R. Van Merstraete); le Logis dormant, tryptique, (à M. le docteur Le Marinel); la Chambre dorée, (à M. L. Delbruyère, à Mons); le Transept, (à Mlle L. La Fontaine); Versailles, le Grand Canal , le Parterre d'eau, (à Mme Guiffrey, Paris); Intérieur monacal, (à M. X. Lelièvre); Vieille boutique en Auvergne, (h M. Rouleau); la Maison silencieuse, (à M. Bollinckx); Couloir d'église, (à M. Vander- borght); Intérieur d'atelier, (à M. Dubost); Y Escalier Tournant ; YOuvroir, (à M. Lanneau) ; la Cité Morte. — 104 — Paul Mathieu. — Matinée de Juin . (A M. le Chevalier Bayet). PAUL MATHIEU Un atelier très simple, très nu, que précède un intérieur de bon goût, sobre, sans luxe. L’intérieur qu’on devine composé lentement, patiemment, au fur à mesure des conquêtes. Il est de ces maisons sans fortune où chaque vieux meuble, chaque beau bibelot ancien pourrait marquer une date, rappeler une étape de la carrière, du succès. Ce sont les plus intimes, les plus artistes; le luxe coûteux en est absent, le goût seul les a faites, et il y a, dans leur aménagement, un peu plus de la personnalité des êtres qui les habitent; les objets y prennent une ex- pression presque émue. Beaucoup de maisons d’artistes ont ce charme-là, précisément parce que beaucoup d'artistes ont acquis l’aisance durement et lentement; ils ont le besoin de s’entourer d'un beau décor, ils ont le discernement qui leur permet de le composer avec originalité, et ils n’ont — 107 NOS PEINTRES ni les ressources, ni les habitudes de nonchalance qui font dresser ce décor de toutes pièces par des mains étran- gères. Ils le font eux-mêmes et patiemment; ils savent accrocher une tenture, en draper les plis et choisir l’objet qu’il convient de présenter sur le fond de couleur qu’elle forme. Ainsi on lit dans leur intérieur leur personnalité. Il y a quelques années, les rouges chantaient bruyamment dans le petit salon, alors presque nu, de Mathieu, qui faisait encore des natures mortes truculentes et des paysages cherchant les vibrations fortes. Aujour- d’hui, les meubles de vieux chêne et le grave portrait du père de l'artiste par René Janssens, se détachent sur des fonds clairs, clairs sans violence, amortis par des gris. Les goûts ont suivi la personnalité du peintre qui s’affinait et trouvait sa définitive expression. Mais ils ont conservé la même fraîcheur simple, ils restent éloignés du faste lourd, comme l’artiste lui-même qui, certes, doit encore enfoncer les clous dans le mur et grimper sur les échelles pour embellir lui-même, avec une joie puérile, le nid qu’il est heureux d’avoir édifié. Il est d'assez haute taille, sans maigreur comme sans lourdeur; les yeux noirs très clairs dans un visage au teint clair aussi; la barbe, les cheveux noirs encadrant — 108 — PAUL MATHIEU toute cette clarté. Cela fait une tête calme, harmonieuse, d’expression toujours transparente, en parfait accord avec l’eurythmie des paysages dressés dans l'atelier. Ce qui domine dans cette tête résolue et souriante, ce n'est ni l’énergie ni la gaieté, c’est la limpidité des yeux, du regard que rien ne voile et qui se pose, heureux, sur les choses. Ils sont intelligents ces yeux, comme le sourire a de la finesse ; mais ils reflètent plus d'impulsion que de pensée, et ils ont presque toujours une sorte d'ingénuité ravie : même lorsque Mathieu parle gravement, ses yeux sont clairs, le bonheur de voir persiste en eux. Et alors, au bout de quelques instants, une flamme les illumine, et l’artiste doucement, posément, raisonnablement prononce, se parlant à lui- même : — Ça ne fait rien ! Il dit cela fréquemment. C’est la conclusion de tout, chaque fois, du moins, qu’il s’agit de pensée contrariante. Ça ne fait rien ! Cela conclut : Regardons, c'est le remède; regardons la nature, abandonnons-nous, sans penser, à sa contemplation docile, soumise, heureuse et — 109 — NOS PEINTRES ingénue. Elle n’est jamais décevante. Elle nous donne toujours de la joie. Et, de fait, Mathieu ne l’a jamais vue tragique, menaçante. Il nous l’a montrée souvent dans ses aspects de mélancolie, mais sans tourments profonds, sans maux irrémédiables, imprégnée de tristesses seulement passa- gères dans des décors où finalement doit revenir la paix bienveillante et douce, et où cette heure maussade elle- même a des beautés délicates qu’il fixe avec tendresse, avec une sorte de reconnaissance émue, discrète et très douce, cette reconnaissance que gardent à la nature ceux qui ne furent point toujours heureux. Ce ne sont pas, je l’ai déjà fait remarquer, ce ne sont presque jamais ceux-là qui sont pessimistes. Ceux qui médisent de la Nature, ceux qui n’ont point de confiance en elle, sont généralement des heureux qui ne lui demandent jamais de les consoler; ils ne savent pas l’apaisement que donne un regard pro- mené sur elle, sur elle qui demeure également belle et secourable à toutes les heures que la vie fait inégales. Les hommes dont la jeunesse ne fut point favorisée, pour qui la vie eut au début peu de joies, qui ne purent goûter celles que l'homme compose et qu’il faut payer, savent comme souvent les impressions des yeux les consolèrent no PAUL MATHIEU des pensées et des effrois dont la vie hérissait l’avenir. Leurs seuls souvenirs heureux sont dans ces impressions des yeux devant la nature. Et toujours ceux-ci cherchent celle-là, avec gratitude, et avec un émerveillement atten- dri. Mathieu est de ces hommes-là. Sa jeunesse ne fut point heureuse. Il connut tôt la lutte, la lutte d’autant plus amère qu'il ne la livrait point pour lui seul, mais aussi pour des êtres chéris et dont il a gardé le souvenir fervent. Il eut, comme tant d’autres peintres dont nous avons parlé, une jeunesse difficile; comme ces autres, il semble qu’il ait puisé sa force dans l’habitude de voir se dresser devant lui des obstacles et de les surmonter. C’est dans une atmosphère de tristesse, d’inquiétude, qu’il apprit son art. N'est-il pas édifiant de constater, une fois de plus, que c’est surtout dans cette atmosphère-là que naît et s’épa- nouit l’art panthéiste, l'art confiant, celui qui travaille à faire voir aux hommes le bonheur possible, le bonheur si proche d'eux ? Ceux à qui le bonheur ne fut pas donné, ceux-là seuls apprennent à le trouver; les autres souvent n’apprennent qu’à le perdre. Dès les premières années de travail, à l’école de dessin de Saint-Josse-ten-Noode, c’est dans cette voie que — iii — 7 NOS PEINTRES Mathieu se dirige. J’ai revu chez lui des études datant de cette époque. Ce sont des natures mortes peintes avec une intensité de vie surprenante, aussi avec une admirable conscience. J’ai vu notamment un simple pot de grès sur lequel certainement il a travaillé de longs jours et qui fait chanter avec une étonnante puissance la splendeur de la matière. Il travaillait alors déjà avec une volonté têtue et avec la joie de regarder, de se consoler de tout en regar- dant, d’espérer tout de sa volonté et de cette volupté de ses yeux. Alors déjà pourtant la vie était dure. Elle devait l’être bien davantage encore un peu plus tard. Il fallait, tout jeune — à quatorze ou quinze ans — gagner sa vie. Le gamin, qui voulait faire de l’art, devait apprendre à peindre les bois et les marbres, et entrer chez un décora- teur. Vous voyez que souvent l’histoire des peintres se répète. Il fallait donner presque tout son temps à des labeurs fastidieux, tels que la réfection du théâtre de la Monnaie à laquelle le jeune homme participa comme ouvrier peintre de faux marbres. Ça ne fait rien ! On peut, tout de même, les jours d’été, contempler parfois un coin de campagne, voir passer dans le ciel les 1 12 — PAUL MATHIEU tons changeants et si subtils des nuages, consacrer les dimanches à tenter de fixer ces joies en des études caressées, ou bien évoquer la fête de couleurs d’une nature-morte flamboyant dans la cuisine du modeste logis. La nature offre toujours ses tentations proches et enthousiasmantes. Qu’il fasse du « bois et marbre », de la lithographie, du dessin industriel, ou des épures pour une agence de brevets, Mathieu trouve toujours le temps de peindre un peu pour lui; et aux heures ainsi passées à lentement apprendre ce qui sera plus tard son métier d’artiste, se développe la faculté de voir heureux et paisible, parce que ces heures sont du repos, leur travail est de la con- templation active. Allègrement, il passe ainsi des années lourdes. Dès cette époque, sa personnalité est très nette ; il ne la définit pas ; il ne sait pas encore l’exprimer complè- tement. Mais elle est formée pourtant, et elle se précisera, se développera avec une sûre régularité. L’artiste pourra subir de longues périodes de stérilité presque absolue, imposée par la nécessité de vivre ; il pourra, pendant des mois, se laisser absorber par la préparation d’examens qui le conduiront à une chaire de professeur de dessin à l’Aca- NOS PEINTRES démie des Beaux-Arts, et s’enfermer dans des théories et des formules. Ça ne fait rien... La volonté exercée par les difficultés s’exaspère. Et j’imagine qu’à cette époque, lorsqu’il vivait penché sur des traités de perspective ou de projections, le visage de Mathieu dut souvent prendre cette expression d’entête- ment muet et souriant qu’il a quelquefois encore aujour- d’hui lorsqu’une contrariété surgit. Il se promettait, pour le jour où l’indispensable et rebutante tâche serait achevée, des consolations qu’il savait proches et dont l’évocation irradiait ses yeux. Aussi, jamais son art ne porte-t-il, à travers toutes ces dures conditions de vie, la trace d’un découragement. Il se modifie évidemment, se perfectionne et s'affine; mais il est toujours heureux. Les natures mortes exposées par Mathieu il y a douze ans, brossées avec fougue, dans une couleur ardente et saine, sont des fanfares de joie; et les imparfaites études de paysage de la même époque ont déjà ces blonds caressants et légers, cette expression de béatitude, que donneront plus tard ses toiles, si puissamment. Un moment, vers 1897, après ses premiers envois au Sillon , il s’égarera quelque peu, il subira une influence et verra noir; noir, mais pas sombre; PAUL MATHIEU sa vision ne cesse pas d'être doucement épicurienne, de considérer tout avec volupté; mais il voit soudain la beauté dans des bleus et des gris d'encre. Cela dure peu de temps. Cela ne peut durer puisqu’il n’y a pas là le résultat d'un parti-pris, d’une conception arrêtée, puisque l’artiste regarde et subit. Sans doute, en regardant, il a vaguement compris qu’il n’y a pas que des beautés éclatantes, que celles qui le frappent le plus sont discrètes, tendres, légères, que l’atmosphère atténue leurs éclats en les moirant de gris subtils, aux variétés innombrables. Et il cherche à fixer ces splendeurs assourdies. Il regarde. Et les noirs bientôt s’allègent, se fluidifient, deviennent d’impalpables gris enveloppant les couleurs, les aristocra- tisant. Nous sommes arrivés à l’heure où l’artiste débar- rassé des entraves, s’étant fait une sécurité modeste, peut enfin travailler sans interruption. Il n’a pas la fortune ; mais il est désormais sûr de vivre sans faire ni marbres ni épures. Il peut peindre. Et l’on sent qu’une griserie douce, ravie, s’empare de lui ; la joie de regarder n’est plus bruyante comme aux jours où elle était une évasion; elle est maintenant calme, paisible; et les cris de joie font place à des murmures d’enchantement. Le peintre peut NOS PEINTRES regarder longuement, s’attarder aux aspects, en saisir mieux, en subir mieux les délicatesses. C’est alors que les noirs se volatilisent et que Mathieu devient le peintre des gris. * # # L’artiste est né d’un père wallon et d’une mère flamande. De l’un lui vient sans doute la subtilité, de l’autre la vigueur. Et c'est pour cela que ses gris ne feront qu'envelopper de la couleur plus éclatante. Chez lui le gris ne servira point à donner de faciles impressions de brume, un aspect mystérieux et fin à d’impuissantes ébauches, à brouiller ce que l’on se sent incapable de préciser. Il a pour les choses une admiration trop fervente, il sait trop leur bienveillance apaisante, pour rien dissimuler d’elles. Au contraire, il s’efforcera toujours de fixer leurs formes avec respect, avec précision, avec ampleur, de faire vibrer leur matière comme rayonnait celle du pot de grès peint à Saint-Josse. Il n’y arrivera que lentement, graduellement. Mais il s’y appliquera avec une patience têtue et qui aboutit, qui doit aboutir, qui, aujourd'hui, est presque triomphante, — pas tout à fait, — mais le sera bientôt — 116 — PAUL MATHIEU complètement, lorsque se sera plus entièrement affirmé, dans ses toiles, le contraste entre la consistance formi- dable de la terre et la fluidité du ciel. Aux lignes, aux formes de ces choses, il a réussi, depuis quelques années — depuis le Grand Marais exposé à la Société des Beaux- Arts en 1901 — à donner l’harmonie qui fait le style par la prudente, par la respectueuse interprétation. S’il fait du gris, ce n’est donc pas pour atteindre des effets faciles. C’est parce que la capricieuse lumière — la lumière qu’il épand transparente, en pleine pâte — met sur tous les tons des gris furtifs raffinant les couleurs, des gris bleus, des gris d’argent et des gris d’or; et ce sont ces gris, atténuant les heurts, dégradant les couleurs trop violentes avant de les fondre, qui donnent aux grands aspects de la nature cette eurythmie, cette impression de tendresse, de sollicitude presque, qui domine les paysages de Mathieu, baignent d’une extase ce qui pourrait être monotone. Un sentiment exquis imprégnait déjà sa Vieille Place, son Allée , son Printemps an vieux château, exposés au Sillon en 1899. L’année suivante, au Salon de Bruxelles, une toile : Après la pluie touchait tout à coup au grand style, qui s’amplifiait encore dans le Grand Marais, tandis que la conquête d’une facture savante s’affirmait dans des NOS PEINTRES intérieurs. Mais le peintre cherchait encore, n’osait encore interpréter. Il ose à peine aujourd’hui; et peut-être est-ce de ce respect craintif, que naît l’émotion de ses dernières œuvres. Celles-ci l’ont, depuis deux ans, brusquement mis en lumière, ont consacré sa réputation. Deux d’entre elles surtout ont marqué : la Matinée de Juin et le Zoute. Dans ces deux toiles, évoquant des contrées très différentes, semble s’exprimer la joie sereine d’avoir paisiblement vaincu; on dirait qu’y passent toutes les cal mes splendeurs, un souvenir de toutes les voluptés éprouvées devant elle, jadis devant les humbles choses consolantes, plus tard dans les landes infinies et graves de la Campine, dans les sites élyséens de la vallée de l'Orneau, dans les plaines mamelonnées du Brabant et de la Flandre, les pays que l'artiste a le plus peints et qui paraissent se confondre et se compléter dans ses dernières toiles. Il y a, en effet, dans la Matinée de Juin et dans le Zoute , la lumière d’ar- gent, le vaste horizon et la délicatesse de couleur des grandes bruyères ; il y a, dans le calme heureux, dans le rythme léger dont s’enveloppent les arbres savamment dessinés, un rappel des paysages entrevus à Spy ; il y a enfin, dans la richesse de la matière, la force rude de la nature flamande et brabançonne. - 118 - PAUL MATHIEU Tout cela dit la joie docilement éprouvée et atten- drie ; il y a presque un parfum dans la brise imprimant à toutes choses un rythme caressant. C'est de la béatitude que suffit à éveiller le moindre rayon de lumière, le moin- dre souffle de vent, la moindre manifestation de présence de la nature. Et cela est toujours dans les œuvres de Mathieu, même lorsqu’elles fixent des aspects insignifiants, même lorsqu'elles évoquent des heures menaçantes. Devant un ciel d'orage, devant la terre brûlée par l’hiver, l’artiste, comme en les circonstances où les habitudes industrieuses laissées par les premières années résolvent allègrement les difficultés de vie, murmure, l’ombre passagère du regard vite dissipée : — Ça ne fait rien... Et des beautés légères illuminent le ciel menaçant. Janvier 1904. Paul Mathieu est né à Bruxelles, en 1872. Œuvres principales : Matinée de Juin , (à M. le Chevalier Bayet) ; En Brabant ; le Chemin des Bouleaux , (à M. Eugène Romme- NOS PEINTRES laere); Chaumière dans la Dune , (au Musée de Courtrai); la Phùe, (au Musée de Bruges); Avril en Campine, (à l’Etat); le Ruisseau, (à M. Krupp, à Essen); le Meerweede , (à M. E. Lefebvre); Intérieur d'atelier , (à M. Richard Slrunck); Nature morte , (à M. Loevensohn); Soleil de pluie; le Zoute; X Allée, (à M. René Janssens); la Dune avant l'orage, (au docteur A De Luyck); le Grand Marais , (à M. Oster- rieth); Après la pltiie, (à M. J. Simons); Temps pluvieux , (à M. G. Rommelaere); Intimité, (à M. Théo Mariën); Intérieur , (à M~ J. Danco) ; Sérénité , (à M. G. Vande Merghel). 120 — Aubry hel. Jakob Smits. — Le Père du Condamné. (Musée de Liège). JAKOB SMITS Au mois de juillet dernier, je suis allé le voir dans son ermitage d'Achterbos, à côté de Moll. J’y allais avec beaucoup de curiosité parce que l’homme est un des plus déroutants, son caractère un des plus fugaces, sa mentalité l’une des plus énigmatiques que je connaisse. J'avais vu l’homme souvent; j’avais entendu sa parole fougueuse, inquiète et visionnaire et dans laquelle il y a, comme en les tableaux de l’artiste, des reflets fulgurants et de grands trous d’ombre; j’avais lu de ses lettres — il en écrit énor- mément aux heures, sans doute, où la solitude de la Campine lui pèse, et il crie alors à tous ceux qu’il connaît tous les espoirs, tous les découragements et toutes les révoltes, en des pages dont la pensée tressaute et se cabre, capricieuse et hiéroglyphique autant que l'écriture. Mais je n’avais jamais vu le coin où il travaille, la maison où il vit, ce Malvina hof que la mort, naguère, visita cruelle- ment et dont le nom est un souvenir pieux. — 123 — NOS PEINTRES Il vint me prendre à la gare de Moll et ensemble nous traversâmes les grands bois de sapins coupés par des chemins de sable et que le ciel, ce jour-là, couronnait de bleu ardent. En marchant, il me parlait, avec l'accent hollandais qui donne à ses discours français, coupés d’in- terjections flamandes, quelque chose de fruste et de farouche, il me parlait des vicissitudes sans cesse renou- velées, de la difficulté qu’il éprouve à faire rendre justice à son art pourtant admirable ; mais de temps à autre il interrompait sa marche lourde pour me montrer, par l’ échancrure d’une clairière, la majesté du paysage. Les gros yeux bleus au regard mobile, insaisissable, s’allu- maient d’admiration; la forte tête blonde n'exprimait plus, soudain, que de la joie candide. La pensée lourde s’était soudain envolée ; et oubliant complètement les difficultés de vie dont il venait de parler et qui, pour nous, rendent impossible l’insouciance prolongée, il m’invitait : — Il faut venir passer un mois ici. C’est admirable! Et on respire. Nous nous remettions en route; nous marchions, à travers les sapinières, dans la plus absolue solitude, pen- dant vingt minutes. Smits avait repris le récit dolent de ses luttes. Et puis tout à coup, en passant la haie d’un — 124 — JAKOB SMITS jardin, il revenait à la gaieté paisible, pour me faire visiter longuement l’enclos, me faire admirer les arbres qu’il a réussi à faire grandir dans le sable, et les tournesols, et les dahlias, et toutes les fleurs et toutes les plantes d'un jardin riant, du bienveillant et patriarcal jardin de cottage où les carrés de petits pois voisinent avec le parterre de roses. Au bout de ce jardin, des constructions irrégulières: à droite, un bâtiment bas, une chaumière agrandie, trans- formée, ornée; à gauche, un vaste cube de brique percé de verrières et surmonté par un large lanterneau, par tout un édifice de verre : l'atelier que Smits a fait bâtir, adossé à la bicoque achetée il y a quelques années et qui, graduel- lement transformée, est maintenant l'habitation la plus ingénieusement pittoresque qui soit, avec ses contrastes savoureux d'art hautain, de simplicité rustique et de goût affiné. Pour l'atelier, c’est le plus étrange que j’aie vu. C'est à la fois le plus simple et le plus compliqué. L'aspect d’une vaste grange, sans le moindre enjolivement, sans le moindre arrangement ; pas de meubles, rien que des che- valets et des toiles, des toiles contre les murs, des toiles par terre, ou des feuilles de papier Whatman couvertes — 125 — NOS PEINTRES d’ébauches. Aux murs, sans aucun souci de mise en scène, quelques vieilles études et des projets, datant de loin, de peintures décoratives exécutées en Hollande, dont la cor- rection et le style ne font rien présager de l'art cultivé par Smits aujourd'hui et annoncé pourtant confusément, à la même époque, par des paysanneries à l'atmosphère étrei- gnante. # * * L’obscurité règne sur ce désordre fantastique; et des têtes ébauchées surgissent du mystère de l'ombre. Cette obscurité d’abord étonne. On regarde les fenêtres, le lanterneau; devant celles-là de lourds rideaux; sous celui-ci un enchevêtrement de cordes, de châssis et de voiles que l'artiste fait manœuvrer et qui peuvent inter- cepter, tamiser, atténuer ou déchaîner la lumière. Smits m’a longuement expliqué. Il m’a exposé des théories sur la couleur, sur la lumière, sur le portrait, sur le paysage, sur l’impossibilité selon lui de peindre un ciel dans son intensité de couleur, en plein air; il m'a parlé des blancs, des noirs, de la transparence des ombres, de la méthode qu’il avait enfin trouvée, disait-il, pour obtenir — 126 — JAKOB SMITS ces transparences et l’éclat des blancs dans le clair-obscur. Il m’a montré de très belles choses dont il n’était pas satisfait, et d'autres, auxquelles il travaillait alors en appliquant ses théories, qui étaient moins bonnes et qu’il croyait supérieures. Il parlait, il parlait. Une impression de tristesse, d’inquiétude montait en moi. L’apostrophe de dom Balthazar, le moine du Cloître, me revenait à l’esprit : — Vous raisonnez trop l Vous raisonnez trop ! Et j'ai quitté Moll en me demandant si l’artiste n'allait pas s'égarer. Je me rappelais l’avoir entendu expliquer naguère, le titre de la belle page du Musée de Bruxelles : le Père du condamné. — C’était un vieux paysan de mes voisins, disait-il. Son fils, arrêté après une rixe, avait été condamné ce matin-là. Il venait me le raconter. Puis, accablé et muet, il s 'était laissé tomber sur une chaise. Et comme je trou- vais cela très émouvant, je me suis mis à peindre tout de suite. Certainement, ce jour-là, empoigné par cette émo- tion simple, Smits avait peint sans grand souci des théo- ries. Mais elles paraissaient maintenant le dominer, le préoccuper exclusivement. Ce qu’il peignait à ce moment — 127 — NOS PEINTRES avait la marque douloureuse des recherches stériles. Et pourtant, quatre ou cinq mois plus tard, au Salon des Aquarellistes, l’artiste exposait une admirable aquarelle intitulée Mère et que l'on devinait peinte sans efforts, jaillie, forte et claire, d’une émotion simple. Sans doute, sa pensée s’était tue, de nouveau, devant une puissante impression des yeux. Cela lui arrive souvent, puisque souvent il donne des œuvres superbes. Mais je crois qu’il garde alors, dans le fond inconscient de son être, dans ce qui, sans la conduire, imprègne l’action et marque la per- sonnalité, un peu de l’énervement angoissé de ses recher- ches, de l’irritation éprouvée devant l'énigme du problème; et c'est ce qui donne à son art vigoureux cette impression de mystère qu’il a toujours. Elle est dans les fonds de ses portraits ; en présence d’un paysage, il est seul et l'idée l'assaille, parvient à reléguer au second plan l'impression des yeux; devant une figure il n’est plus seul, sa pensée est distraite, est vaincue; et c'est pour cela que, s’il est inégal dans ses paysages dont l’exécution est influencée quelquefois par les théories et quelquefois aussi fixe avec une âpre vérité — comme dans les pages exposées en 1902 à G and — des aspects épiques, — ses portraits, ses figures, sont presque toujours des œuvres de grand art émouvant — 128 JAKOB SMITS et gravement splendide; distrait, il ne raisonne plus, il regarde, et au lieu de chercher un système pour évoquer la chaude et fuyante transparence des ombres, il regarde avidement passer leur voile caressant et mobile ; et il sait alors les capturer. Il y a de longues années déjà qu’il s’est installé à Moll, dans un de ces coins de Campine où quelquefois on éprouve, à contempler autour de soi la lande infinie, une sorte de vague et superstitieuse terreur, et cette tentation, que donnent la solitude absolue et le vide, de se retourner avec effroi pour s’assurer que des yeux inquiétants ne sont point fixés sur vous ; dans un de ces coins où les rares paysans semblent comprendre confusément la majesté du décor, n'osent point troubler son impérieux silence et vivent leur vie presque sauvage sans parler d’elle autre- ment que par leurs lourds regards. Lorsqu’ils cheminent par la bruyère, à côté d’eux aussi semble planer une ombre, une présence occulte leur chuchotant à l'oreille des choses qui les font penser pesamment et les ploient sous une résignation peureuse. — 129 — NOS PEINTRES Dans ce silence auguste de la Campine pouilleuse, sur les marais mélancoliques que le soleil couchant incen- die de lueurs sinistres, sur les sapinières noires et sur la lande grise et mauve, montent une éloquence sournoise et troublante, une inquiétude portée par le vent, entrant avec lui dans les chaumières et murmurant dans les coins d’ombre. Cette solitude, ce silence et le regard muet et écrasé des hommes qui les hantent, tourmentent la raison de je ne sais quels superstitieux effrois. Et c’est cet effroi, c’est cette étrange appréhension de quelque chose d’invisible et de tragique, que Jakob Smits parvient à fixer. Dans le fond de ses portraits, dans la demi-obscurité où brille l'éclat sombre d’un regard, dans l’ombre où s’estompe l’angle d’une chambre, dans la demi-clarté étouffée de l’arrière- plan d’un paysage, par je ne sais quelle magie d’envelop- pement et de couleur indécise, le peintre fait passer cet inconnu redoutable et oppressant qui pèse autour de ses modèles, et qui nous fait frissonner lorsque descend le soir sur les campagnes mélancoliques. Car c’est le soir toujours qui semble ramper autour des êtres et des choses dans les aquarelles et dans les toiles de Smits. Il peint avec des tons de crépuscule et — 130 — JAKOB SMITS c’est de l’ombre que sortent toujours ses figures et ses groupes, d’une ombre latente qui semble correspondre à une obscurité morale étreignant les sujets choisis. Ainsi il est un peintre intensément, nerveusement expressif. Et il est tout à fait puissant parce qu’il ne se contente pas de donner des impressions fortes, mais fugi- tives et sommaires, non plus que de traduire la seule beauté d’expression. Cette expression, il l’inscrit dans de la forme vrai- semblable et solide, dans de la matière consistante jusqu’à la rudesse. Dans bien des cas, une sensibilité d’artiste aussi exacerbée, sans cesse entretenue par la solitude, et qui cherche à se dépenser -- il faut voir quelle exaltation anime l’artiste lorsque, au piano, il joue quelque mélodie de Schumann, — dans bien des cas une telle sensibilité poussée jusqu’à l’hyperesthésie, un tel souci d’expression uni à la tendance raisonneuse qui pousse Smits à chercher un système, fiévreusement, comme l'alchimiste cherche la pierre philosophale, aboutiraient à des œuvres plus bizarres que fortes. Un débutant ainsi orienté serait perdu. Mais Smits a appris, il a appris consciencieusement; les projets de décoration d’il y a quinze ans attestent une science complète. Il peut, aujourd'hui, bâtir des théories et cher- NOS PEINTRES cher à placer ses modèles dans une lumière laborieusement ménagée; l’aspect ainsi composé, pour le peindre, instinc- tivement il reviendra à cette science, à ce métier jadis acquis. Et des luttes de la raison ne subsistera qu’une sorte de violence maîtrisée, imprimant, dans les œuvres de Smits, à la matière qu’il fixe, un sombre halètement de bataille. Mais l’œuvre sera complète, montrera de la forme vigoureuse et de la matière palpitante. C'est ce qu’il y a de merveilleux dans son cas, ce qui le fait très supérieur à beaucoup de peintres français ou anglais évocateurs d’im- pressions imprécises. Ce subtil traducteur de l’éloquence furtive, insai- sissable, intangible que nos nerfs surexcités prêtent aux choses, dans les jeux de lumière et d'ombre, dans le souffle léger de l'air, dans le trou béant d’une porte, dans la clarté ou le poids d’un regard, dans le ton livide d’un rayon tombant du ciel, inscrit ce langage indécis et fugace dans des réalités puissantes. Ses aquarelles ont des tons corsés et une consistance qui leur donnent un aspect de peinture à l’huile, même lorsqu’elles sont, comme le portrait de femme exposé il y a six ans, et que possède M. Beernaert, ou comme la Mater Dolorosa, des chefs-d’œuvre d'expression délicate; — 132 — JAKOB SMITS ses tableaux ont des opulences violentes de couleur forte, même lorsqu'ils ont le modelé onctueux et la tendresse caressante de ses portraits d'enfants. Ces très simples portraits, sans attitudes, sans accessoires, précisément parce qu'ils n’ont rien qui les particularise, ont une éloquence synthétique. C’est celle des figures silencieuses, des regards imprécis, des gestes sans apprêts, sans intention, qui font deviner la vie inté- rieure aux impulsions éternellement les mêmes malgré le temps et les volontés, les impulsions animant des hommes d’aujourd'hui d’émotions identiques à celles éprouvées par ceux d’hier et les conduisant vers les mêmes destinées. Souvent l'artiste, hanté par les grands symboles éternels de l’Ecriture, les a transposés dans le monde au milieu duquel il vit. Il sait que la plus humble vie peut exprimer la vie totale ; il sait que le grand art consiste à faire passer les grands frissons sur les êtres les plus simples, à faire percevoir l’émotion la plus vaste en les images les plus ordinaires. Une femme et un enfant peuvent exprimer toute la douleur et tout l’espoir humains; et toute l’admirable légende du Christ peut surgir dans l'extase de deux paysans contemplant un nouveau-né présenté par sa mère. Il comprend cela; qu'il analyse et - 133 - NOS PEINTRES raisonne ou que son instinct seul l’inspire, peu importe ; dans tout ce qu’il peint apparaissent intenses et troublants cette impression de pitié grave, de recueillement mystique qui fait des pages bibliques, et ce souffle doucement tragique qui hausse les modèles, les enveloppe, les oppresse d’un drame permanent, occulte, indéfinissable, point pes- simiste, puisque si souvent s’exprime, en les œuvres du peintre, le respect un peu craintif mais tout de même attendri de la vie, dans l’exaltation de la maternité. Les œuvres en lesquelles se formule ce respect-là sont les plus pures et les plus émouvantes ; c’est Y Adoration des Bergers ; ce sont la Mater Amabilis et la Mater Dei, la Mater Dolorosa, le Golgotha, ou bien des portraits de fillettes ou de garçonnets, lys dans la pénombre. Pour arriver à cette expression épique, il faut autre chose que des intentions et de la sensibilité : il faut une science de la forme qui fasse surgir la figure de l’atmos- phère, un sens de la couleur et de la lumière qui donne à cette atmosphère le mouvement et maintienne dans l’en- semble une intime harmonie. Jakob Smits a donné des preuves surabondantes de cette science. Et dès lors il faut accepter le « faire » sommaire de certains détails dans telles toiles où il semble ne se préoccuper que du drame - 134 - JAKOB SMITS qui le hante, dans telles compositions, dans tels petits paysages, dans tels intérieurs où la matière même semble murmurer, autour des personnages passifs et qui vague- ment entendent, une chanson hagarde. Quand tout cela s’exprime dans un simple morceau de réalisme, sans le secours de la composition laborieuse, avec la seule magie de la couleur et de la lumière, on se trouve en présence de l’art le plus rare et le plus élevé. Art sauvage, rauque, mais de séduction impérieuse, dominatrice ; art frissonnant, mais exprimant sa tristesse, son tourment dans de la beauté souveraine. Ce résultat seul importe. Février IQ04. Jakob Smits est né à Rotterdam en 1856 Naturalisé belge. Œuvres pri icipales : le Père du Condamné , (au Musée de Bruxelles); Pieta , (À M. Lembrée); Pieta , (Musée de Gand); Mater Dolorosa , symbole de la Campine , (à M. De Laveleye); Ecce Homo; Portrait de ma femme Malvina Dedeyn ; les Pèlerins d'Emmaüs, (à M. Beernaert) ; Adoration des Bergers , (à M. Dubois-Havenith); la — 135 — NOS PEINTRES Femme au chevreau , (à M Brunard); Portrait de mon père , (à M. Paul- Emile Janson); Femme tricotant, (au Musée de Courtrai); Mater Amabilis , (à M. Alex. Halot) ; Mater Dei, (à M. Timberman); Intérieur Campinois, Paysage, Effet de lumière, Intérieur h Achterbosch, (à M. Max Hallet); Adoration des Mages, (à M. Vander Linden) ; Mise au Tombeau, (à l’Etat); Intérieur, (idem); Marguerite, (au Musée de Tirlemont); le Baiser de Judas ; Portraits; Compositions symboliques, (chez M. Solvay) ; Plafond du vestibule d’honneur du Musée de Rotterdam. - 136 — TABLE Emile Fabry .... 9 Orphée. (A M. Henry Baes). Georges Bernier 23 Taureau attaquant un Cheval. (A M. Carels). Léon Frédéric 37 Les Écureuses. (A M. Carels). Victor Gilsoul 53 Paysage du Littoral. (Au Roi des Belges). Jean Gouweloos 73 Té Enfant. (Musée de Liège). René Janssens 91 Le Vieux Bureau. (A M. le Dr Le Marinel). Paul Mathieu 107 Matinée de Juin. (AM. le Chevalier Bayet). V Jakob Smits 123 Le Père du Condamné. (Musée de Liège). Danse ir la montagne devient socialiste dsoen, Courtens Lynen, Ronner U. grand volume Danse Mes Pandectes Notre langue . pvoii.is blancs et Frimousses noires T i famille Kaekebroeck Pauline Plat jbiood . . . ... . Les Noces d’or , ..... Images d’Outremer, illustré ; C ester (Charles ) T La légende d’Ulenspiegel — Légendes flamandes . . Le Haulleviïiô (Baron). Ln vacances. . . . Portraits et Silhouettes, J. M. J.Bodson Delattre (Louis). Contes de mon village . — Les miroirs de jeunesse Dpjnoiâer (Eugène). Contes d’Yperdamme V "trée (Jules). Journal des Destrée . , Hékhouti (G.). Les fusillés de Malines. . Au siècle de Shakespeare . La nouvelle Carthage (édit, définitive) Nouvelles Kermesses Emerson. Sept Essais, avec préface de Maeterlinck Garnir (George). Les Charneux. ...... — - Contes à Marjolaine .... Greyson (Emile). A travers passions et caprices . Krains (H , ) . Hi stoi res lunatiques Làchi.erveide (Ct0 de) Légendes de l’inconnu géogq* Maeterlinck (M.). Théâtre, 3 volumes à . . “ . . Les sept princesses . . . . . Serres chaudes. — Quinze charso L’Ornement des Noces spirituel Les disciples à Sais et Fragment Novalis Maubel (Henry). Etude de jeune fille . .... — Quelqu’un d’aujourd’hui . i iuUppe (Marie). Les Enfants sur la scène . . . Picard (Edmond). El Moghreb al Aksa (Mission Maroc) En Congolie ....... — Monseigneur le Mont-Blanc . Scènes de la vie judiciaire . . — Vie simple Jéricho, comédie-drame . . . — Fatigue de vivre — Psukè, frontispice de Louise Le Sermon sur la — Comment on — L’Aryano-Sémitisme . i- te* i o a ( Sander ) Pages de Charité . . Les délices du Brabant i yt©rs { A.). Les mains gantées et les nîprl gigogne (Emile). Contes merveilleux L'art de parler. d de prononciari Tordaua (Jeanne). Manuel de pr< Va» Ooorslaer (Hector). Sur P Escaut Lorborghc (Charles). I.es Flaireurs Ni 1 ;; PRES 1 : Baertsoen, i .v i ms, Levêque, Lynen, S obbueris, Vanaise. I av ç.ç 6 phoiotypies . ,t fWfftjr.', Daisy, roman ....